« Pourquoi l’aspiration à la liberté serait-elle différente en Afrique? » (Francis Laloupo)
Entretien avec Francis Laloupo, journaliste béninois et enseignant en géopolitique à l’institut de Pratique du Journalisme de l’université Paris-Dauphine en France et auteur de « Blues démocratique 1990-2020 », paru aux Ed. Karthala.
Francis Laloupo, bonjour.
Bonjour.
Vous avez publié le 7 avril dernier un nouvel ouvrage intitulé « Blues démocratique 1990-2020 ». Vous y décryptez les régimes africains au pouvoir après la chute du Mur de Berlin. Vous expliquez aussi les origines du recul de la démocratie en Afrique, un peu plus de 30 ans après son instauration. Quelles sont les raisons que vous avez identifiées ?
En fait, quand nous avons commencé à observer une dégradation du processus démocratique depuis une vingtaine d’années, essentiellement due à la résistance de certains régimes autocratiques issus du parti unique. Des régimes réfractaires à ce processus de démocratisation, qui ont utilisé plusieurs moyens pour freiner ce processus [de démocratisation].
On a d’abord conduit les fraudes électorales. Ensuite, on a connu le sort fait à certains opposants, c’est-à-dire l’exclusion des opposants du système électoral, la répression des oppositions et surtout, depuis une dizaine d’années, les coups d’Etat constitutionnels, c’est-à-dire la modification opportuniste de la Constitution permettant à certains au pouvoir de se maintenir indéfiniment, ce qui correspond à une sorte de restauration indirecte de la présidence à vie et a donné lieu à des crises importantes au cours des dernières années.
Donc vous donnez raison finalement à l’ancien président français Jacques Chirac qui disait que « l’Afrique n’est pas mûre pour la démocratie » ?
Je pense plutôt qu’il s’était trompé. Il aurait pu peut-être dire de manière beaucoup plus fine et plus juste que pour certains pouvoirs, c’était un choix politique. Eux n’étaient certainement pas mûrs pour la démocratie, ou plutôt pas prêts pour la démocratie. Mais le peuple, lui, dans son ensemble, était majoritairement demandeur de démocratie. Mais le processus n’est pas pour autant terminé.
Le processus n’est pas terminé, mais on a vu des populations, que ce soit au Mali ou en Guinée, par exemple, applaudir les militaires qui ont renversé Ibrahim Boubacar Kéita, le président malien, ou Alpha Condé, en Guinée. Est-ce que ça ne contredit pas vos propos?
Oui, mais ces coups d’Etat ne sont en fait que la manifestation d’un rendez-vous manqué avec la démocratie. Mais ce n’est pas forcément la consécration d’un retour à l’ordre ancien parce que c’est le peuple qui l’a produit.
Le coup d’Etat ne signifie pas pour autant retour au parti unique, au monopartisme ou encore à des dictatures anciennes.
En échangeant avec certains Africains, y compris des intellectuels, une conclusion semble se dégager : la démocratie imposée par l’Occident au début des années 1990 n’est pas adaptée à l’Afrique et il est temps d’expérimenter une autre forme de gouvernance. Qu’est-ce que vous en pensez personnellement?
Vous avez tout à fait raison. C’est une question qui traîne un peu, si je puis dire. Depuis une trentaine d’années, on a même entendu certains intellectuels évoquer la possibilité d’une démocratie à l’africaine. Mais comme je l’ai dit souvent : on n’a jamais vu, en tout cas depuis ces trente dernières années, les populations africaines manifester avec des banderoles pour réclamer plus de dictature ou un retour à la dictature, au monopartisme, au parti unique.
On n’a jamais vu la population manifester pour demander plus d’emprisonnements, moins d’état de droit et moins de respect des droits humains.
Donc la démocratie est un modèle qui sied bien à l’Afrique et aux Africains, c’est ça?
Oui, la démocratie est un modèle qui sied aux Africains dès lors que la liberté est une demande qui est une demande universelle. Pourquoi la demande de liberté serait-elle différente selon que l’on se trouve en Afrique ou ailleurs?
Le Bénin, votre pays, a été le précurseur de ce mouvement de démocratisation en Afrique au début des années 1990. Mais depuis l’arrivée au pouvoir du président Patrice Talon, on assiste à de nombreux dysfonctionnements dans la pratique de cette démocratie. Est-ce que cela vous inquiète ?
Quand vous parlez de dysfonctionnements, je suis étonné. C’est un euphémisme. Le mot est faible parce qu’en fait, le cas du Bénin est un cas emblématique.
Il y a une vingtaine ou une trentaine d’années, les militants de la démocratie pensaient en fait que le processus de démocratisation, une fois qu’il était engagé et qu’il était arrivé à certaines formes de réalisation ou d’achèvement, devenait irréversible. Ce qui s’est produit au Bénin depuis 2007 nous montre bien que ce processus n’est pas irréversible puisqu’un régime issu des urnes a remis en cause entièrement les acquis démocratiques et a procédé depuis 2017 à une destruction méthodique et systématique des acquis de la démocratie issue de cette conférence nationale de février 1990 au Bénin.
Est-ce que la réforme du système partisan prônée par le président Patrice Talon, malgré ses côtés négatifs, ne peut pas être un bienfait, si elle était bien menée ?
On ne construit pas de démocratie sur ordre. La démocratie se construit de manière consensuelle. Tout ce qui est fait en démocratie s’obtient par la conjugaison de toutes les volontés nationales, ce que nous avons d’ailleurs appelé au Bénin le consensus. Dès lors que l’on s’écarte du consensus et que l’on agit contre une partie de la population, on n’est plus en démocratie, cela s’appelle tout simplement une autocratie.
(*) In. https://www.dw.com/fr/francis-laloupo-d%C3%A9mocratie-afrique/av-61601370