Kako Nubukpo, économiste: «La jeunesse prendra le pouvoir partout en Afrique»
Après une année de discrétion médiatique, l’économiste Kako Nubukpo, l’un des plus connus en Afrique pour son combat en faveur d’une réforme du franc CFA, reprend la parole dans un entretien à RFI. Interrogé par Bruno Faure et Julien Clémençot, l’ancien ministre togolais, aujourd’hui commissaire à l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), chargé de l’Agriculture, commente les derniers événements politiques sur le continent.
RFI : Comment avez-vous réagi à l’élection de Bassirou Diomaye Faye à la présidence du Sénégal ? La démocratie sénégalaise a-t-elle réussi son crash-test ?
Kako Nubukpo : C’était une belle surprise. Cela montre que l’Afrique n’est pas fâchée avec la démocratie. Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye sont des gens que j’aime bien. Lorsque j’ai initié les « États généraux de l’Éco » à Lomé au mois de mai 2021, j’ai travaillé avec eux. Ousmane Sonko avait fait son discours en visioconférence, parce qu’il n’avait pas eu le droit de sortir du territoire sénégalais.
Les vainqueurs ont-ils été suffisamment pris au sérieux par le pouvoir sénégalais ?
Je crois que les jeunes en Afrique, comme les femmes d’ailleurs, sont une majorité démographique mais une minorité sociale à qui on ne donne pas la parole. On ira de surprise en surprise. La jeunesse prendra le pouvoir partout.
La transparence est au cœur du projet défendu par le nouveau président sénégalais. Aura-t-il les moyens de combattre la corruption ?
Oui, parce qu’il y a une volonté très forte. Et je crois que le peuple sénégalais a envie de changement. Il y a une forte demande de redevabilité. L’exécutif aura à ses côtés la majorité de la population qui aimerait voir plus clair dans tout ce qui s’est passé.
Il y a beaucoup de promesses économiques dans ce programme, comme la renégociation des contrats sur les hydrocarbures, le gaz notamment qui est vu comme une grande promesse d’avenir économique pour le Sénégal…
Ce qui est important, c’est la transparence. Il faudra revoir la nature des contrats, les clauses de renégociation potentielle. Et surtout, faire participer la population. Un des soucis que nous avons en Afrique lorsque les contrats sont signés avec les pouvoirs exécutifs, c’est qu’ils ne sont pas suffisamment publicisés. À partir du moment où les choses sont transparentes, on voit ce qui est possible de revoir ou de garder. Il y a une suspicion récurrente de corruption dans les contrats, alors que ce n’est pas toujours le cas. Mais le fait de ne pas rendre transparents les contrats laisse finalement cette petite musique dominer.
Il y a aussi les accords sur la pêche avec l’Union européenne, avec des pavillons étrangers, notamment chinois. Les intérêts sénégalais ne sont pas toujours respectés…
Exactement, et là, il y a une vraie urgence, parce que le taux de reconstitution des poissons est plus faible que le taux de prélèvement. Il y a un vrai danger pour la sécurité alimentaire des populations. La pêche illicite et non déclarée prospère malheureusement en Afrique de l’Ouest.
Je souhaite de nouveaux états généraux de l’éco en 2025 au Sénégal
Dans son programme, le président sénégalais a aussi défendu la réforme du franc CFA, monnaie de plus en plus critiquée. Vous qui militez pour une réforme, vous devez vous réjouir de voir cette question remise sur la table ?
Tout à fait. C’est important, parce que le débat sur le CFA a longtemps été interdit. C’est le retour du refoulé. Et quand c’est porté par les autorités en charge du destin des nations, c’est tout de suite beaucoup plus sérieux et beaucoup plus important.
Concrètement, comment les États ouest-africains doivent-ils procéder ? Ces dernières années, le projet d’adoption d’une monnaie commune à toute la Cédéao était presque enterré…
Je pense qu’il faut faire plusieurs choses : changer le nom de la monnaie, revoir la garantie qu’apporte la France au CFA, revoir la gouvernance au sein de la zone franc, en particulier l’articulation de la politique monétaire qui est commune et des politiques budgétaires qui sont nationales. Et pour ça, il faut fusionner le traité de l’Union monétaire de 1962 et le traité de l’Union économique de 1994. Enfin, il y a la question du régime de change à discuter d’emblée avec la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao).
Appelez-vous à des nouveaux états généraux de l’éco, comme ceux que vous aviez organisés en 2021 à Lomé ?
Oui, pour le mois de mai 2025, parce que ça va être les 50 ans de la Cédéao. Je pense à un pays comme le Sénégal.
C’est un appel que vous lancez au gouvernement sénégalais ?
Tout à fait.
Si les pays de l’Alliance des États du Sahel (Mali-Niger-Burkina Faso) abandonnaient le franc CFA, serait-ce, selon vous, un échec collectif ?
Je suis attaché à la notion de puissance. Plus on est nombreux, plus on est puissant. Mais à l’impossible, nul n’est tenu. Si, au plan communautaire, nous ne voulons pas assumer nos responsabilités en faisant de vraies réformes, ce serait tout à fait légitime que des États souverains décident d’assumer leur souveraineté seuls.
Quitte à pénaliser l’ensemble de la sous-région économique ?
C’est clair que si le Mali, le Burkina et le Niger décident de sortir, il n’y aurait plus d’unité territoriale pour l’espace UEMOA, parce que ce sont ces trois États sahéliens qui nous donnent notre unité territoriale. Vous auriez d’un côté le Togo et le Bénin entourés de pays non UEMOA, la Côte d’Ivoire toute seule entourée de pays non UEMOA, le Sénégal et la Guinée-Bissau entourés de pays non UEMOA. Donc, les notions de libre circulation des personnes et des biens deviendraient purement théoriques.
En début d’année, le Mali, le Niger et le Burkina Faso ont dit vouloir quitter la Cédéao. Quel a été votre réaction ?
J’ai applaudi, parce que je n’ai jamais caché mon opposition aux sanctions économiques. Elles violaient les principes de gestion de notre zone, puisque la Banque centrale est indépendante de tout pouvoir politique. C’est l’article 4 de ses statuts. En obligeant une Banque centrale indépendante à prendre des sanctions financières et monétaires alors que ces États n’avaient violé aucune des règles de gestion monétaire, on affaiblissait nos instruments communautaires de pilotage des économies. Quand vous gelez les avoirs d’un État souverain, quand vous empêchez le refinancement des banques de cet État, vous l’obligez à vouloir utiliser pleinement sa souveraineté.
Mais ces juntes avaient affaibli la démocratie dans leur pays…
Oui, sauf que la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest n’est pas une institution politique. Elle est là pour gérer la monnaie. Elle a voulu son indépendance, on la lui a accordée vis-à-vis du politique, et là, elle applique des décisions des chefs d’État. Donc, il y a un souci. C’est pour cela que dès janvier 2022, je me suis insurgé contre les décisions prises à l’encontre du Mali. Et après, ça s’est poursuivi avec le Niger. Et à la fin, ces mêmes chefs d’État ont décidé de lever les sanctions, alors que les juntes sont toujours au pouvoir. Pourtant, les pays de l’AES sont toujours dans l’UEMOA. C’est un signal pour travailler avec eux, discuter, voir ce qui ne leur convient pas dans la gouvernance actuelle et voir comment on avance ensemble.
Vous pensez qu’il y a un espoir de les voir revenir au sein de la Cédéao maintenant que les sanctions sont levées ?
Je sais qu’il y a des chefs d’État qui y travaillent. On veut être ensemble, c’est fondamental. Vous ne le savez peut-être pas, mais mon épouse est malienne. Dans le sang de mes enfants, il y a du Mali et du Togo. Quand je parle d’intégration régionale en Afrique de l’Ouest, c’est notre vivre ensemble, et on ne peut pas accepter que des événements isolés dans le temps fassent reculer le processus d’intégration économique. C’est fondamental que nous restions ensemble. Mais il faut de vraies raisons de rester ensemble.
L’actualité en Afrique de l’Ouest, c’est aussi la réforme constitutionnelle au Togo qui a suscité une vague d’opposition. En tant qu’ancien ministre de ce pays, quelle est votre position ?
Ma position est claire, je suis contre cette réforme constitutionnelle. Sur le plan du principe, la Constitution est la loi fondamentale, le contrat social. Quand on déstabilise ce compromis, on prend un risque. Quelle que puisse être la justification, je tiens par principe à la stabilité du contrat social. Par ailleurs, l’Assemblée nationale n’est plus vraiment en activité depuis le 7 janvier 2024. Les députés évacuent les affaires courantes. Changer la Constitution par des députés en fin de mandat, sans débat préalable, sans pédagogie de la réforme, ne peut pas être acceptable.
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