Shipping vessels sit on the waterway beyond commercial and residential buildings on the city skyline in Conakry, Guinea, on Saturday, Sept. 5, 2015. While Guinea produces bauxite, which is refined into aluminum, and has vast iron-ore deposits, its mining potential has been largely untapped because of political instability and a lack of infrastructure. Photographer: Waldo Swiegers/Bloomberg via Getty Images
La Guinée ne s’effondre pas seulement dans ses finances ou sa gouvernance. Elle s’effondre littéralement : routes qui meurent jeunes, bâtiments qui s’écroulent, quartiers engloutis sous chaque pluie. Le mal est profond : nous avons laissé la technique s’incliner devant la politique politicienne. Il est temps de remettre les ingénieurs au cœur des décisions, avant que le pays ne devienne ingouvernable… et inhabitable.
*Un pays qui se construit… en se détruisant*
À Conakry comme dans nos villes secondaires, le désordre saute aux yeux. Les constructions se multiplient hors de tout plan directeur, les zones humides sont comblées, les canalisations sont bouchées ou inexistantes. Chaque saison des pluies devient une saison de deuil. Les budgets d’infrastructures s’évaporent dans des chantiers bâclés, inaugurés à la hâte, fissurés avant même la fin de l’année.
Ce chaos urbain n’est pas une fatalité climatique : c’est un produit politique. Quand les décisions d’aménagement sont dictées par l’urgence électorale ou par des intérêts privés, on échange la sécurité des populations contre des promesses de circonstance. Et dans ce marché-là, tout le monde perd.
*Pourquoi l’ingénieur ?*
Parce que l’ingénieur est formé pour prévoir, sécuriser et optimiser.
Parce que les infrastructures ne se gouvernent pas à coups de slogans mais avec des calculs, des marges de sécurité et des plans sur plusieurs décennies.
Parce que la prévention coûte moins cher — en vies et en argent — que la réparation après catastrophe.
Dans tous les pays qui tiennent debout, la politique définit la vision, mais la technique décide des moyens. Sans cela, on construit des ponts qui s’effondrent, des écoles qui menacent de s’écrouler, des quartiers entiers livrés aux inondations.
Les données internationales sont claires : chaque dollar investi dans des infrastructures bien conçues rapporte plusieurs fois plus en développement économique et social. Mais à l’inverse, chaque ouvrage mal fait devient une dette cachée que paieront nos enfants.
*Une urbanisation suicidaire*
En Guinée, la population urbaine explose, mais la ville est laissée à elle-même. Les bassins de rétention sont colonisés par le béton. Les routes sont tracées sans étude d’impact. Les constructions illégales prolifèrent. Et face à ces dérives, l’État regarde ailleurs, faute d’outils, faute de volonté, faute de compétences mises au bon endroit.
À cela s’ajoute le changement climatique : pluies plus violentes, montée des eaux, chaleur extrême. Les infrastructures existantes n’y sont pas adaptées — pire, elles aggravent parfois les dégâts en redirigeant les eaux vers des zones habitées.
*Des exemples qui devraient nous alerter*
• Singapour : en plaçant l’ingénierie au cœur de la planification urbaine, ce petit État a transformé un port insalubre en une ville dense, propre et résiliente.
• Rwanda : en confiant des ministères techniques à des équipes qualifiées, le pays a construit un réseau routier et électrique plus fiable que bien des voisins plus riches.
Une route de Conakry.
Ces expériences prouvent qu’une gouvernance technique peut créer de l’ordre là où il y avait du chaos — à condition qu’elle soit adossée à la transparence et à la responsabilité.
*Programme minimal pour sauver nos villes*
1. Nommer des techniciens à la tête des ministères clés : Urbanisme, Transports, Environnement, Habitat. Des ingénieurs confirmés, choisis sur compétence, protégés des pressions politiques.
2. Appliquer et faire respecter les normes : codes du bâtiment, cadastre numérique, audits techniques obligatoires.
3. Prioriser l’assainissement : drainage complet de Conakry et des grandes villes, avec entretien régulier.
4. Digitaliser la gestion urbaine : systèmes d’information géographique, modélisation des risques, permis de construire électroniques.
5. Rendre les projets transparents : cahiers des charges publics, suivi en ligne, panels indépendants d’experts.
6. Former massivement : écoles d’ingénieurs, formation continue pour techniciens municipaux, programmes de spécialisation.
*Ni dictature technocratique, ni anarchie populiste*
Remettre l’ingénieur aux commandes n’est pas retirer le pouvoir au peuple. C’est lui garantir que ses impôts produisent des routes qui tiennent, des bâtiments sûrs, des réseaux d’eau fonctionnels.
La technique n’est pas une menace pour la démocratie : elle en est la condition matérielle. Sans routes fiables, sans eau potable, sans réseaux électriques stables, la démocratie se vide de sens.
Quant à la corruption, elle ne disparaîtra pas par diplôme. Elle disparaîtra si des institutions d’audit, des sanctions réelles et un contrôle citoyen sont mis en place — et si les décisions techniques sont protégées des intérêts politiques immédiats.
*Bâtir ou subir*
La Guinée n’a plus le luxe d’attendre. Chaque pluie est un test que nous échouons. Chaque chantier bâclé est une trahison de plus. Mettre l’ingénieur aux commandes, c’est rompre avec la culture de l’à-peu-près et du provisoire.
Il est temps que la compétence devienne le cœur du pouvoir.
Mesurer avant d’annoncer.
Planifier avant de dépenser.
Contrôler avant de livrer.
Prévenir avant de réparer.
Si nous voulons un pays qui se tienne debout, il faut d’abord que nos ouvrages tiennent debout. L’avenir de la Guinée appartient à ceux qui savent bâtir.
Aboubacar Fofana
Ingénieur en structure, membre régulier de l’Ordre des ingénieurs du Québec (OIQ) et de la Société canadienne de génie civil (SCGC)*