Contre La sansure

Elle renonce à un salaire de 3 000 euros pour se lancer dans la teinture au Sénégal

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Par Ousmane Badiane

Digital Journalist BBC Afrique

« Au début, ma famille ne me prenait pas trop au sérieux quand j’ai décidé de rentrer au Sénégal. Certains me disaient même que j’étais un peu bornée de prendre certains risques. »

Fatou Tall Mbow, 35 ans, a quitté l’Allemagne et un salaire confortable de chercheuse en microbiologie pour se lancer dans…la teinture artisanale de linge de maison à Dakar, au Sénégal.

«Je suis passée de docteur à artisane, mais ça me va très bien. », confie-t-elle à BBC News Afrique.

Une trajectoire qui peut surprendre. Mais pour la jeune femme, le choix était évident : « Ce qui fait ma fierté, ce n’est pas forcément l’argent que je gagne derrière, mais l’impact que je crée dans ma communauté. J’arrive à nourrir des familles avec l’activité que je fais, à aider des jeunes à s’en sortir. Et ça, aucun salaire européen ne pouvait me l’offrir », détaille-t-elle.

« J’aurais pu rester en Allemagne, vivre tranquillement avec 3 000 euros par mois, et ne pas me soucier du Sénégal. Mais j’ai choisi d’être ici. »

Du doctorat en microbiologie à la teinture

Après des études au lycée Limamoulaye à Dakar, Fatou part en France pour une licence et un master en biologie.

Deux offres de thèse lui sont alors proposées et elle choisit finalement l’Allemagne où elle obtient un doctorat en microbiologie environnementale.

Mais en 2020, la pandémie de Covid-19 bouleverse ses projets. Confinée dans son petit appartement étudiant, privée de laboratoire et à bout de souffle, elle se tourne vers un savoir-faire hérité de sa mère, teinturière de formation.

« C’était une période très compliquée pour moi. J’étais quasiment en burn-out parce que j’étais en dernière année de thèse, je n’avais pas les résultats escomptés pour mes recherches et je ne pouvais plus avoir accès au laboratoire pendant des mois. On était enfermé dans nos appartements, on n’avait plus le droit de sortir et c’est là que j’ai contacté ma mère pour lui dire que je voulais faire une petite collection de coussins et des petites robes à montrer à mes amis en ligne. »

Née et ayant grandi dans une famille attachée aux valeurs culturelles et à la transmission, Fatou Tall Mbow n’a jamais oublié l’importance des métiers manuels et du rôle central de l’artisanat dans l’identité sénégalaise.

« La teinture, c’est quelque chose avec laquelle j’ai grandi parce que ma mère elle-même était teinturière. Elle était veuve quand j’avais environ cinq ans, elle a commencé tout de suite à mettre en place sa fabrique de teinture à domicile, et c’est avec ça qu’elle arrivait à nourrir sa famille. C’est de là que j’ai appris à aimer la teinture. »

Avec sa mère, gardienne du savoir-faire ancestral du « thioup » – une technique traditionnelle de teinture wolof – elle fonde sa propre structure, Senartisans.

Installé à Mbour, l’atelier Senartisans confectionne du linge de maison, des habits pour femmes, des housses de coussins et d’autres accessoires à partir de tissus africains.

Des housses de coussin et des accessoires créés par la teinturière
La jeune entrepreneure confectionne du linge de maison, des habits pour femmes, des housses de coussins et d’autres accessoires à partir de tissus africains. Crédit photo, FATOU TALL MBOW

Un projet né d’une conviction éco-responsable

Aujourd’hui, sa marque propose draps, rideaux et nappes réalisés à partir de draps recyclés, sublimés par des techniques artisanales de teinture.

Face à la demande croissante, elle s’approvisionne désormais en France.

« Avant, on s’approvisionnait sur le marché local, mais avec la demande qui augmente, le fournisseur local ne pouvait plus suivre et j’ai démarché moi-même un fournisseur en France qui m’envoie chaque mois des draps à recycler. Donc on se fait un stock de 100 à 160 draps importés par mois. »

« Tout est pensé dans une logique environnementale : nous fabriquons aussi nos propres emballages réutilisables pour limiter les déchets », explique-t-elle.

Ce projet n’est pas seulement une aventure commerciale, mais aussi une manière de redonner une visibilité internationale à l’artisanat sénégalais.

Ses créations séduisent aussi bien au Sénégal qu’à l’étranger. Des concept stores à Paris et Bruxelles les exposent déjà, tandis qu’une galerie à Cannes a commandé récemment des rideaux signés Fatou Tall Mbow.

Des housses et des draps teints
Crédit photo, FATOU TALL MBOW

Un retour sans regrets

Si l’histoire de la migration sénégalaise s’est longtemps écrite autour de l’exil économique et du départ définitif, ces dernières années marquent une inflexion : beaucoup de jeunes diplômés, notamment des femmes, considèrent le retour non pas comme un échec, mais comme une opportunité. Fatou Tall Mbow, doctorante en Allemagne, incarne cette dynamique.

« Quand je dis à ma famille que je préfère créer ici, certains pensent que je prends un gros risque. Mais pour moi, c’est une fierté de voir qu’avec mes propres mains et celles de femmes de ma communauté, nous produisons et exportons nos créations », explique-t-elle.

Pour ses anciens camarades de fac, son audace n’est pas surprenante. « Depuis nos années en France, j’étais toujours celle qui travaillait à côté pour financer ses études. Ils savent que je n’ai jamais eu peur des défis », sourit-elle.

Revenir au Sénégal n’a pas été un choix facile, mais elle n’en éprouve aucun regret.

« Si c’était à refaire, je le referais. Je conseille fortement à ceux qui hésitent : lancez-vous avec les moyens que vous avez. N’attendez pas les aides ou les gros financements. »

Fatou, elle, se définit aujourd’hui à travers trois casquettes : microbiologiste, bio-informaticienne… et teinturière. Une combinaison atypique qui résume bien son parcours.

« Parfois, c’est difficile. Mais quand je vois mes employés nourrir leurs familles grâce à cette activité, je sais que j’ai fait le bon choix. »

Des coussins teints en bleu et blanc sur un lit avec un drap blanc
Crédit photo, FATOU TALL MBOW

Un mouvement plus large

Fatou n’est pas un cas isolé. Ces dernières années, de plus en plus de diplômés sénégalais de la diaspora choisissent de rentrer au pays pour entreprendre. Selon un rapport de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), le Sénégal est l’un des pays d’Afrique de l’Ouest où le phénomène du « retour des cerveaux » est le plus visible.

Les motivations varient : certains veulent participer au développement économique, d’autres cherchent à se reconnecter à leurs racines, ou encore à échapper à la précarité de certains emplois à l’étranger. Mais tous partagent une conviction : l’Afrique est un terrain d’opportunités.

Le parcours de Fatou Tall Mbow illustre une tendance de fond : celle d’une jeunesse sénégalaise hautement qualifiée, qui ose revenir pour créer et investir dans des secteurs aussi variés que l’agriculture, le tourisme, la technologie ou l’artisanat durable.

À Dakar, Saint-Louis ou Mbour, une nouvelle génération de jeunes femmes diplômées fait le choix de rentrer au pays, après des études souvent prestigieuses à l’étranger, pour investir dans l’entrepreneuriat.

Ce mouvement, discret mais croissant, bouscule les codes d’un marché du travail saturé et redéfinit l’image de l’entrepreneuriat féminin au Sénégal.

Capture d'écran de Fatou Tall Mbow
A travers sa marque, Fatou Tall Mbow redonne ses lettres de noblesse à un artisanat trop souvent marginalisé face à la concurrence des produits industrialisés.

Derrière ces retours volontaires, il y a souvent deux moteurs : la difficulté d’intégrer un marché du travail européen compétitif, mais aussi le désir d’« apporter quelque chose » au pays.

Selon l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD), plus de 200.000 jeunes arrivent chaque année sur le marché de l’emploi au Sénégal, avec des perspectives limitées. Beaucoup d’entre eux se tournent vers l’auto-emploi, le commerce, l’artisanat créatif ou l’agrobusiness.

Mais pour les jeunes femmes, la motivation est aussi sociale : l’entrepreneuriat devient un levier d’autonomie. « On ne veut pas seulement rentrer pour consommer, on veut participer à construire une économie différente, plus durable et plus juste », confie Fatou.

Ce choix ambitieux et courageux n’est pas sans défis. Les entrepreneures de retour se heurtent à des contraintes majeures, notamment un faible accès au financement, et une bureaucratie lourde qui freine leur développement.

Nombreuses se tournent vers des financements alternatifs (crowdfunding, incubateurs, partenariats internationaux) ou réinventent leurs modèles en misant sur l’exportation grâce aux plateformes numériques et aux réseaux sociaux.

Un nouveau visage de l’entrepreneuriat féminin

Ce mouvement contribue à changer les représentations : les femmes entrepreneures ne sont plus seulement vues comme des commerçantes de marché ou des gérantes de petites unités familiales.

Elles deviennent aussi des porteuses de projets modernes, connectés au monde et capables d’attirer des investissements.

L’entrepreneuriat féminin dessine une piste prometteuse pour l’avenir des femmes en Afrique : des diplômées capables de faire le pont entre compétences internationales et réalités locales.

Lire la suite…https://www.bbc.com/afrique/articles/cwy514gyz9no

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