En 60 ans, la BAD s’est imposée comme un outil de développement incontournable pour l’Afrique
Il y a 60 ans, le 10 septembre 1964, 23 pays nouvellement indépendants d’Afrique fondaient la Banque africaine de développement. Aujourd’hui, la BAD compte 81 pays membres, dont 27 États non africains. Encore dirigée pour quelques mois par le Nigérian Akinwumi Adesina, l’institution financière panafricaine est devenue un outil de financement solide et respecté, incontournable pour le développement du continent.
Claire Fages
L’idée d’une banque de développement panafricaine pour sortir le continent de la pauvreté aurait germé en 1958, dans un village du nord-est du Liberia, au cours d’une réunion entre trois fortes personnalités des indépendances africaines : William Tubman, Kwame Nkrumah et Ahmed Sékou Touré, les premiers présidents du Liberia, du Ghana et de la Guinée. Le projet est lancé, en même temps que celui d’une Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1961, lors de la conférence de Monrovia. Transmis à la commission économique des Nations unies pour l’Afrique, il est confié à un groupe d’experts financiers et d’économistes de différentes régions du continent, le Comité des neuf, présidé par un jeune diplômé libérien. Romeo Horton va s’atteler à consulter les chefs d’État africains, d’Habib Bourguiba, à Haïlé Selassié ou Hassan II.
L’accord constitutif de la Banque africaine de développement (BAD) est signé le 4 septembre 1963 par les représentants de 23 États africains. Il entre en vigueur le 10 septembre 1964, date de naissance officielle de la BAD, qui s’installe alors à Abidjan, en Côte d’Ivoire.
Les premiers pas : priorité aux grandes infrastructures
Sous la présidence du Soudanais Mamoun Beheiry (1967-1970), la BAD accorde ses premiers prêts à la Sierra Leone pour constituer sa National Development Bank et au Kenya pour la construction d’une route. Le ton est donné : la Banque africaine de développement accordera dans un premier temps des prêts pour les grandes infrastructures : routes, ponts, barrages.
Mais les difficultés financières surgissent après le double choc pétrolier, il faut trouver de nouvelles ressources. L’idée de faire entrer au capital des États non africains ne fait pas tout de suite l’unanimité, provoquant même la démission du Ghanéen Kwame Donkor Fordwor (1976-1979), mais elle est mise en œuvre en 1982 par son successeur, le Zambien Wila Mung’Omba (1980-1985), ce qui rassure les marchés financiers. La BAD se voit attribuer son premier Double-A par les agences de notation internationales.
Crise de la dette
Dans la deuxième moitié des années 1980, la BAD parvient à tripler son capital. Elle commence à prêter au secteur privé. Mais elle est rattrapée par la crise de la dette en Afrique : les impayés de pays non solvables s’accumulent. Le président de l’époque, le Sénégalais Babacar Ndiaye (1985-1995), met en cause la corruption des gouvernements africains, de son côté un rapport pointe la mauvaise qualité des projets. Pour redonner de la crédibilité à la BAD, le Marocain Omar Kabbaj (1995-2005) recrute des professionnels, mais doit tailler dans les effectifs et dans le nombre de projets financés. Il relève aussi les droits de vote des pays non régionaux jusqu’à leur offrir une minorité de blocage (40 %). Parallèlement, il doit aussi gérer, en pleine guerre civile ivoirienne, le déménagement de la BAD à Tunis.
La BAD gagne son Triple-A
C’est une situation beaucoup plus saine que le Rwandais Donald Kaberuka (2005-2015) va trouver. La BAD parvient à aider les États africains à traverser la crise financière de 2008. Elle retourne en 2014 à Abidjan, les autorités ivoiriennes lui offrent même un terrain qui a doublé en superficie.
Signe de la confiance des marchés, la BAD gagne l’année précédente la note la plus élevée des agences de notation, le Triple-A, qui lui permet toujours aujourd’hui d’aller sur les marchés internationaux au moindre coût, car elle est considérée comme ne comportant aucun risque.
« Il ne reste plus aujourd’hui que neuf pays Triple-A dans le monde, dont aucun pays africain », rappelle l’économiste et banquier d’affaires Lionel Zinsou, ancien Premier ministre du Bénin. « Aujourd’hui, où les taux d’intérêt sont élevés, la BAD peut aller sur les marchés à un peu plus de 2 %. […] Elle peut s’endetter et vous prêter sur 30 ans. […] Et ça, c’est essentiel pour la réalisation du développement, que des pays qui sont plutôt classés B ou C, voire en triple C, c’est-à-dire avec un risque de défaut, aient un instrument qui est triple A. Ça veut dire l’accès, presque sans limites aux financements […] Il y a aussi une composante de don, c’est la différence avec une banque privée et cela permet de rendre la dette saine, quand elle s’applique à des investissements profitables. »
Succès dans l’agriculture, l’industrialisation, les énergies vertes et l’entrepreneuriat féminin
Depuis 2015, la BAD est présidée et pour encore un an par le Nigérian Akinwumi Adesina. Sorti blanchi par un jury d’honneur après des accusations de corruption et de favoritisme, sur fond de méfiance des actionnaires non régionaux, en particulier de l’administration Trump, il a été réélu à l’unanimité en 2020. Belle revanche pour celui qui a su clarifier les missions de la BAD autour de cinq priorités (High Five) : Éclairer et fournir de l’énergie à l’Afrique ; nourrir l’Afrique ; intégrer l’Afrique ; industrialiser l’Afrique ; améliorer les conditions de vie des Africains. Tout en imposant la BAD sur la scène des banques multilatérales de développement.
« C’est une organisation qui est extrêmement importante dans le paysage », souligne Carlos Lopes, économiste du développement et professeur à l’université du Cap. « Tout d’abord parce qu’elle contribue d’une façon directe à la mobilisation de ressources additionnelles […] pour l’investissement, notamment dans le domaine des infrastructures, qui sont très difficiles pour d’autres institutions financières africaines ». Avec une approche africaine des problématiques du continent. « La Banque mondiale, qui fait des analyses sur la conjoncture, est très souvent plus pessimiste que la Banque africaine développement. On a besoin de ce tonus d’optimisme que nous offre la BAD ! »
Au cours des deux derniers mandats, la BAD a fait des efforts très importants sur l’agriculture. « C’est vraiment la grande contribution du président Adesina qui était auparavant un ministre de l’Agriculture de la République fédérale du Nigeria très brillant et très innovant », applaudit l’économiste et banquier d’affaires Lionel Zinsou, ancien Premier ministre du Bénin. « L’agriculture, c’est le quart du produit intérieur brut de l’Afrique. Et on a tellement de gains de productivité à faire que la seule agriculture, aujourd’hui la priorité numéro un de la BAD à côté des infrastructures, justifierait à elle seule toute l’augmentation de capital de la BAD. Il faut qu’on ait les équipes, les compétences, les bonnes politiques. Mais on a un avenir assez illimité en termes de besoin et des besoins qui sont solvables. »
La BAD soutient aussi fortement les zones industrielles spéciales. « Ce qui se passe à Libreville pour le bois, à Cotonou et Lomé pour le textile, est la preuve de la révolution industrielle du continent », se félicite Lionel Zonsou. « C’est un des cinq thèmes prioritaires de la BAD, donc ce qu’ils font en matière de zone économique spéciale de Djibouti à Libreville en passant par toute l’Afrique de l’Ouest est assez spectaculaire. »
Autre réussite selon l’économiste béninois, une politique de genre efficace. « La BAD a créé beaucoup de petits fonds d’investissement, dont des fonds abondant des fonds d’entrepreneuriat féminin. Et cela a des conséquences très importantes parce qu’il y a beaucoup de discrimination sur le continent contre les femmes, leur accès à la terre, leur accès au capital… Donc, il faut un véritable volontarisme. »
Dans le domaine des énergies vertes, la BAD est présente partout en Afrique sur les grands ensembles d’énergies renouvelables, même s’il lui est plus difficile de financer les petits réseaux locaux.
Le chantier de l’intégration africaine
Seize projets d’infrastructures de la BAD doivent permettre l’intégration continentale. Et la banque panafricaine s’est beaucoup investie dans le programme phare, la zone de libre-échange africaine continentale (Zlecaf). « Vous avez encore très peu de corridors ferroviaires, à la fois plus décarbonés et moins chers, très peu d’installations de stockage », souligne l’économiste béninois. « Le marché unique africain demande des investissements d’infrastructures, de logistique évidemment, et des moyens de paiement beaucoup plus modernes. »
« Il faut l’harmonisation des douanes, des systèmes tarifaires communs », renchérit Carlos Lopes, « des politiques pour les chaînes de valeur les plus importantes, qui permettent d’intégrer différents pays dans la même production. »
Une quête inlassable de ressources face aux défis du développement et du climat
Pour réaliser le développement et adapter le continent au changement climatique, les besoins sont chiffrés à 300 milliards de dollars par an. La BAD contribue activement à la quête de fonds. « On a un besoin constant d’augmenter les concours de la BAD », souligne Lionel Zinsou. « C’est exactement ce qui s’est fait avec la Banque asiatique de développement, qui a été un instrument essentiel qui a fait de l’Asie la plus forte croissance connue historiquement. Et c’est quelque chose qui est en train de s’engager avec la BAD. »
Sous le double mandat d’Akinwumi Adesina, la banque panafricaine a reconstitué le Fonds africain de développement, un des deux guichets concessionnels du groupe, qui offrent des dons ou des prêts à taux très réduits. Elle a réussi deux augmentations de capital, à 318 milliards de dollars désormais.
Le Nigérian a également convaincu le Fonds monétaire international (FMI) de verser aux banques régionales de développement, dont la BAD, les droits de tirage spéciaux (DTS) cédés par les pays riches aux pays en développement, lors de la crise liée à la pandémie de Covid-19. Il encourage aussi la mobilisation massive des financements privés, en particulier dans le cadre de partenariats public-privés. Et il plaide pour la création d’agences de notation africaines, les agences de notations internationales exagérant selon lui le risque des États africains, ce qui leur aurait coûté 75 milliards de dollars d’intérêts supplémentaires en vingt ans.
Mais des lenteurs bureaucratiques
En dépit de toutes ces avancées, la BAD est critiquée pour la lenteur de ses cycles d’approbation et d’évaluation des projets. « Les Africains restent un peu sur leur faim », observe Carlos Lopes. « Par exemple, pour les infrastructures, qui est quand même l’axe le plus important, le cycle d’approbation est d’à peu près 5 ans, c’est énorme ! Les pays ont des priorités urgentes et très souvent ils se trouvent, disons dépendant du quitus de la BAD pour pouvoir mobiliser d’autres fonds, et mobiliser d’autres partenariats, donc ils aimeraient avoir du côté de la BAD une vitesse d’exécution beaucoup plus forte et aussi une capacité de simplifier les processus. »
La succession dans toutes les têtes
Qui pour succéder à Akinwumi Adesina ? Après un président anglophone et originaire d’Afrique de l’Ouest, la règle tacite d’alternance voudrait que le prochain président de la BAD, qui sera élu en mai 2025, soit francophone et d’une autre région africaine : Maghreb, Machrek, Afrique australe ou Afrique centrale. « Il y a un principe de rotation, c’est clair »,reconnaît Carlos Lopes, « mais ce principe de rotation est aussi soumis aux aléas de la politique du moment. »
Car il faut un consensus non seulement entre pays africains, mais aussi avec les pays non régionaux de la BAD. Parmi les candidats potentiels : le Mauritanien Sidi Ould Dah, en fin de mandat à la tête de la BADEA, l’Algérien Rabah Arekzi, l’Égyptienne Rania Al-Mashat, le Tchadien Abbas Mahamat Tolli, le Béninois Romuald Wadagni, le Sénégalais Amadou Hott, sa compatriote Hassatou Diop N’Sele et le Zambien Samuel Munzele Maimbo, candidat unique désigné tout récemment par la SADC, aux dépens de la Sud-Africaine Bajabulile Swazi Tshabalala.