L’INSTABILITÉ POLITIQUE HANDICAPE L’ETAT DE DROIT ET FREINE LE DÉVELOPPEMENT DES PAYS D’AFRIQUE DE L’OUEST
Les coups d’Etat militaires causent une instabilité politique et institutionnelle grave. Couplés avec la pauvreté et la violation des droits humains, ils constituent un frein important au développement en Afrique de l’Ouest.
Entre les mois d’août 2020 et septembre 2022, trois pays d’Afrique de l’Ouest, à savoir le Mali, la Guinée et la Burkina Faso, ont connu des bouleversements politiques importants. Durant ces deux années, ces trois pays ont connu pas moins de cinq coups d’Etat militaires. Des renversements de pouvoir par des groupes de militaires ont eu lieu le 18 août 2020 puis le 24 mai 2021 au Mali, le 5 septembre 2021 en Guinée et le 23 janvier puis le 30 septembre 2022 au Burkina Faso.
Si les coups d’Etat n’ont pas été opérés pour les mêmes raisons, ces changements de régime présentent des similitudes mais aussi des différences. Dans les trois pays, les coups d’Etat ont été réalisés par de jeunes officiers (34 et 41 ans). Ces coups d’Etats sont intervenus dans un contexte d’insécurité dû aux attaques djihadistes au Mali et au Burkina Faso, tandis qu’en Guinée, c’est la dictature Condé qui a servi de prétexte pour les militaires. En tout état de cause, ces renversements de pouvoir ont tous un impact négatif sur les droits humains et le développement des populations.
LA RESTAURATION DE LA SÉCURITÉ COMME PRINCIPALE MOTIVATION DES PUTSCHISTES
Malgré la pauvreté et l’insécurité alimentaire prévalant dans la région du Sahel central, à chaque coup d’Etat, la sécurité des citoyens est évoquée comme principale raison ayant motivé la prise du pouvoir par l’armée.
Si le terrorisme est largement présenté comme la forme la plus grave de violence au Mali, ce pays subit d’autres formes d’insécurité depuis plus de vingt ans.
Depuis 2014, en raison des capacités limitées de l’Etat burkinabè à maintenir la sécurité dans les zones rurales, le gouvernement a fait appel au recrutement de volontaires pour la défense de la patrie. Cela a amené des violences intercommunautaires et les attaques djihadistes n’ont fait qu’aggraver la situation.
La Guinée est en revanche momentanément épargnée par les attaques terroristes. L’insécurité est plus liée au banditisme récurrent dans les milieux urbains.
La lutte contre le terrorisme dans le Sahel est un enjeu majeur. Il reste que ce phénomène est nourri par une grave crise de gouvernance. L’incapacité des Etats à offrir des services de base aux populations de manière équitable et la corruption des élites affectent les jeunes qui se sentent abandonnés et se font recruter par des groupes terroristes.
Suite aux multiples attaques terroristes, la région connaît une situation humanitaire très préoccupante avec ses 2,2 millions de personnes déplacées. La fermeture des écoles sur de longues périodes impacte des millions d’enfants non scolarisés, ce qui devient une véritable bombe à retardement. Enfin, selon l’Unicef, les conflits violents aggravent fortement l’insécurité alimentaire et la crise nutritionnelle déjà présentes dans la région.
DES MANIFESTATIONS POPULAIRES PRÉCÈDENT ET ACCOMPAGNENT LES COUPS D’ETAT
On constate au Mali, au Burkina Faso et en Guinée que des manifestations populaires ont chaque fois précédé et/ou suivi les coups d’Etat. L’injustice sociale vécue par la population en général et affectant la jeunesse et les travailleurs et travailleuses du secteur informel en particulier justifiaient une large mobilisation contre les régimes en place. Au départ, ces coups d’Etat ont donc acquis l’adhésion des jeunes et de la population en général, car une grande partie de la population s’est sentie soulagée par le départ des anciens dirigeants. Elle s’est mise à espérer que les juntes apportent des solutions à leurs problèmes. C’est ce qui justifie par exemple qu’en Guinée, dès la proclamation du renversement du pouvoir en 2021, des dizaines de milliers de personnes ont inondé la rue pour acclamer la junte. La même expression de joie a été observée lors de la prise de pouvoir par la junte burkinabè en janvier 2022.
Selon International Crisis Group, les crises de gouvernance, de corruption et l’incapacité des Etats à répondre aux aspirations des gens ordinaires expliquent le soutien populaire généralisé à ces coups d’Etats.
INSTABILITÉ INSTITUTIONNELLE
Le point commun des coups d’Etat militaires est de placer des hommes en uniformes à la tête des institutions en remplacement des personnes élues dans le respect de la constitution. Au pouvoir, les putschistes suspendent la constitution et déclarent souvent l’état d’urgence. Ce dernier dure un temps relativement court mais suffisant pour que la junte s’assure le contrôle des institutions. Le gouvernement et le parlement sont dissous et remplacés tandis que le pouvoir judiciaire s’ajuste pour servir les nouvelles autorités. Dans un contexte de suspension de la constitution, la démocratie est donc frappée de plein fouet. L’Etat de droit est remis en cause. Le recours de la junte à des formules d’arrangement institutionnel qui mettent en place des institutions de transition unilatéralement ou par voie de négociation est en déphasage avec le fonctionnement des institutions démocratiques modernes. L’enjeu majeur pour ces régimes est de trouver une forme de légitimité. Partant, ils incluent d’autres composantes de la société, comme des opposants politiques, activistes de la société civile, etc.
L’UNION AFRICAINE ET LA CEDEAO SANCTIONNENT LES JUNTES
Adoptée le 30 janvier 2007 par l’Union africaine, la Charte africaine pour la bonne gouvernance et la démocratie est un instrument ambitieux qui vise la stabilité et la performance des institutions africaines. A cet effet, elle prohibe le changement anticonstitutionnel et prévoit des sanctions sévères contre les auteurs.
Chaque fois qu’un coup d’Etat se produit, le Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine se réunit pour condamner le changement de régime par la force. Il n’est pas rare que le Conseil s’exprime avec un ton sévère en faveur d’une « tolérance zéro à l’égard des changements anticonstitutionnels des gouvernements ». Mais l’Union africaine renvoie la responsabilité de prendre des mesures concrètes aux organisations économiques régionales. Quand la junte militaire a pris le pouvoir au Mali, la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) s’est réunie et a pris des décisions portant notamment sur la suspension du Mali à participer aux instances de l’organisation ou l’exigence du retour à l’ordre constitutionnel et le transfert du pouvoir aux civils. De même, quand la Guinée et le Burkina Faso ont connu des coups d’Etat, la CEDEAO a pris les mêmes décisions. Par ailleurs, les deux juntes militaires ont négocié avec la CEDEAO une période limitée de transition politique.
Dans le cas du Mali, un embargo a même été décrété en janvier 2022 et n’a été levé que sept mois plus tard. Malgré la condamnation de principe du deuxième coup d’Etat réalisé au Burkina Faso en octobre 2022, la CEDEAO n’a pas pris de sanctions. Car le nouveau chef de la junte militaire, le Capitaine Ibrahim Traoré avait négocié avec son prédécesseur Paul Henri Damiba (exilé au Togo). Ibrahim Traoré s’étant engagé à respecter les engagements donnés par Damiba à la CEDEAO, certains membres de celle-ci ont jugé inopportun d’organiser d’autres sanctions vis-à-vis du Burkina Faso.
LES GROS BAILLEURS DE FONDS SUSPENDENT LEURS PROGRAMMES
Dans le cas du Burkina Faso, les gouvernements des Etats-Unis d’Amérique et de la Suède ont suspendu les programmes et projets initialement prévus. De même, la Banque mondiale a suspendu ses financements portant sur plus de 3, 8 milliards de dollars. Suite au deuxième coup d’Etat, l’administration Biden a décidé d’exclure le Burkina Faso de l’accord commercial entre les Etats-Unis et les pays africains, l’AGOA. Les principaux programmes affectés portent sur la décentralisation ainsi que l’électrification rurale.
Les gouvernements de la Région de Bruxelles et de la Fédération Wallonie-Bruxelles ont décidé la suspension de la coopération au développement avec la Guinée. Cette décision a été critiquée dans une carte blanche par les ONG.
De même, suite aux deux coups d’Etat successifs au Mali, la Banque mondiale a suspendu le décaissement des financements des projets et programmes en mai 2021. Cette décision de suspension des financements de la Banque mondiale n’a été levée que le 18 juillet 2022. Au Mali, les secteurs les plus affectés par la suspension des financements et l’embargo sont le secteur agricole, dont l’approvisionnement des intrants agricoles et la construction d’infrastructures. Selon la Banque mondiale, les perspectives pour 2022 dépendraient encore de la durée des sanctions imposées au Mali. L’insécurité alimentaire que le pays connaît depuis une décennie s’est aggravée à cause de l’inflation d’une part, et de l’impossibilité de transfert d’argent de l’extérieur d’autre part. Cela impacte directement le commerce informel car beaucoup de ménages sont financés par des membres de la diaspora.
FAIBLES RÉSULTATS SOCIO-ÉCONOMIQUES DES JUNTES
Selon l’Institut de statistique et de la démographie, le taux d’inflation du Burkina Faso est passé de 3,9% en fin décembre 2021 à 14, 1% en décembre 2022. Les prix des boissons non alcoolisées et des produits alimentaires, en particulier les céréales, ont connu une augmentation de 29, 8%. Au Burkina Faso, la question sociale des personnes déplacées internes n’est pas traitée à la hauteur de son ampleur. De même, l’augmentation des salaires des membres du gouvernement de 145% pour les ministres et 155% pour le Premier ministre en juin 2022 a provoqué un tollé dans la population. Cette mesure a été levée par l’actuel chef de la junte Ibrahim Traoré qui a supprimé plusieurs avantages et réduit les salaires des ministres.
Selon la Banque mondiale, avec des revenus plus faibles et des prix plus élevés, le Mali devrait avoir enregistré une augmentation de son taux de pauvreté. Cependant, dans son rapport de juin 2022, le système des Nations Unies constate que les différentes politiques économiques et sociales n’ont pas (encore ?) eu un impact suffisant pour réduire significativement la pauvreté monétaire et multidimensionnelle, ainsi que l’insécurité alimentaire et la corruption.
Même si la situation socio-économique en Guinée reste relativement bonne, les incertitudes liées à la transition pourraient ralentir la mise en œuvre des réformes, surtout en ce qui concerne le renforcement de la gouvernance et la performance financière du service public de l’électricité, occasionnant, ipso facto, la réduction des investissements privés et des dépenses dans les programmes sociaux.
LES RÉGIMES MILITAIRES NE SONT PAS UNE RÉPONSE NI À LA SÉCURITÉ NI AU DÉVELOPPEMENT ET AU RESPECT DES DROITS HUMAINS
Les trois juntes militaires se sont vite illustrées par des mesures impopulaires ou par leur incapacité à améliorer la sécurité des citoyens. En effet, lors de la prise de pouvoir, les juntes malienne et burkinabè ont déclaré que leur priorité était de combattre les groupes djihadistes. Elles accusaient les gouvernements déchus d’avoir failli à rétablir la sécurité et l’autorité de l’Etat. Or, entre les mois de juin 2022 et mars 2023, plusieurs attaques djihadistes ont été menées sur les territoire burkinabè et malien et se sont même intensifiées dans certains endroits. La junte malienne a décidé de rompre la coopération militaire avec la France pour la remplacer par le groupe Wagner, un groupe militaire privé russe. En mars 2022, elle a également interdit les émissions de la RFI et France 24 autant qu’elle a demandé aux journalistes de ne pas diffuser d’informations de nature à ternir l’image du régime. Suivant cette tendance, dans son nouveau rapport, Reporters sans frontières craint que le Sahel ne devienne une zone de non-information.
Le Burkina Faso a également fermé RFI en décembre de la même année, avant de chasser les militaires français en janvier 2023, suivi par la désignation de l’ambassadeur de la France persona non grata suite aux déclarations et positions qu’il avait prises pour dénoncer l’intensification des attaques djihadistes. Ensuite, par l’ordonnance du 27 mars 2023, le Burkina Faso a décidé l’arrêt des émissions de la chaîne de télévision France 24 avant d’expulser les correspondants des quotidiens français Le Monde et Libération une semaine plus tard.
Selon les données recueillies par ACLED et reprises par la BBC, depuis les coups d’Etat militaires au Mali et au Burkina Faso, les attaques djihadistes n’ont fait qu’augmenter. Et « la sécurité de base que les dirigeants militaires avaient promise aux populations du Burkina Faso et du Mali semble bien loin ». En octobre 2022, le Burkina Faso a lancé le programme de recrutement de 50 000 volontaires pour la défense de la patrie (VDP). Il reste que la mobilisation des volontaires suscite beaucoup d’inquiétudes dans la population dont une partie l’accuse d’organiser le profilage ethnique dans certaines parties du territoire. La principale critique soulevée au sujet de la lutte contre le terrorisme dans le Sahel est l’absence de coopération militaire interétatique.
En République de Guinée, alors que le débat sur la durée de la transition battait son plein, la junte a décrété l’interdiction des manifestations sur la voie publique, ce qui a soulevé une vague d’indignation au sein de la classe politique et de la société civile. Cette atteinte à la liberté de réunion pacifique rappelait le goût amer du régime dictatorial d’Alpha Condé. Depuis le mois de juillet, les leaders du Front national pour la défense de la constitution (FNDC) ont subi plusieurs harcèlements judiciaires avant d’être arrêtés et détenus pour attroupement interdit.
Les juntes militaires recherchent davantage la sécurité et leurs priorités ne visent pas le développement. En effet, il est rare de trouver dans leurs programmes des propositions relatives au changement climatique, l’agro-écologie, la lutte contre la désertification, la protection sociale, l’éducation, la lutte contre la pauvreté ou le développement communautaire. Les priorités du gouvernement de transition burkinabè visent principalement la lutte contre le terrorisme, la restauration du territoire national, la refondation de l’Etat. Les priorités du gouvernement guinéen se concentrent sur la refondation de l’Etat, la réconciliation nationale et la gouvernance. De même, les priorités du gouvernement malien sont le renforcement de l’armée, la stabilisation des institutions et l’organisation des élections.
Il sied de souligner que dans les trois pays, les juntes militaires devront organiser des élections en vue du transfert du pouvoir aux civils. C’est un chantier qui suscite de vives polémiques, à commencer par la durée de la transition ou la possibilité pour les dirigeants actuels de se présenter aux élections présidentielles post-transition.
LE RÔLE DES ORGANISATIONS DE LA SOCIÉTÉ CIVILE
Les coups d’Etats qui se sont produits dans les trois pays n’ont pas laissé les organisations indifférentes. Ces organisations suivent de près la situation qui prévaut dans leur pays. Elles ne manquent pas d’exprimer leur position sur la situation.
Ainsi par exemple au Burkina Faso, dans un communiqué du 4 octobre 2022, le SPONG, coupole nationale des organisations de la société civile et partenaire du CNCD-11.11.11, a sorti un communiqué dans lequel il condamnait toute prise de pouvoir par la force et déplorait la multiplication des coups d’Etat comme voie privilégiée pour la résolution des contradictions internes. De même, lors de la prise du pouvoir par la junte guinéenne, la coalition Tournons la page, qui milite pour l’alternance politique et la bonne gouvernance, n’a pas manqué de constater l’échec des organisations régionales et internationales à enraciner des processus démocratiques dans la région ; ce qui, selon elle, justifie la recrudescence des coups d’Etat.
A part la presse, les autres organisations de la société civile sont jusque-là épargnées par les turbulences politiques dans les trois pays. Le contexte actuel provoque une grande méfiance au sein de la société civile. Malgré tout, les associations s’évertuent à continuer l’exécution de leurs plans stratégiques portant notamment sur des thématiques comme la justice climatique, la sécurité alimentaire, l’agro-écologie, la protection de l’environnement et le développement durable. Partant, elles restent des interlocuteurs privilégiés des pouvoirs publics et des organisations internationales.
CONCLUSION
Depuis quelques décennies, le Mali, le Burkina Faso et la Guinée ont connu de graves crises de gouvernance. Au lieu de résoudre les problèmes majeurs qui pèsent sur le développement du pays et sa population, les changements anticonstitutionnels de gouvernement en 2021 et 2022 en ont rallongé la liste. Les sanctions prises par la CEDEAO en guise de protestation contre la prise du pouvoir par la force ont aggravé la vulnérabilité des populations. Depuis l’accession au pouvoir des juntes militaires, le débat tourne constamment autour de la durée et de la forme de la transition. Car à leur arrivée au pouvoir, les juntes ont promis le transfert rapide du pouvoir aux civils. Cette polémique occulte de fait bien des enjeux sociaux et économiques qui hantent la population, dont la priorité est plutôt la sécurité et l’épanouissement dans une société respectueuse des droits humains et engagée pour le développement économique et social.
Les autorités belges devraient renforcer une diplomatie qui met systématiquement la protection des droits humains en priorité et veiller à ce que les gouvernements des pays partenaires respectent les valeurs démocratiques comprenant le respect de la constitution et la désignation des instances gouvernantes par la voie des urnes.
Les organisations de la société civile doivent quant à elles continuer leurs programmes de développement et rester attentives et vigilantes aux situations de violation des droits humains et à l’accès des populations aux services sociaux de base.
In. https://www.cncd.be/L-instabilite-politique-handicape
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