Contre La sansure

Massacre de Thiaroye : des députés veulent enfin briser l’omerta

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À l’approche du 80e anniversaire du massacre de tirailleurs sénégalais au camp de Thiaroye, à Dakar, historiens, avocats et députés se sont réunis à l’Assemblée nationale pour une conférence-plaidoyer. Dix ans après l’évocation par le président François Hollande « d’une répression sanglante », ils réclament une reconnaissance officielle de ce massacre par la France et la création d’une commission d’enquête parlementaire.

« Amina ». C’est par une prière que la conférence-plaidoyer a débuté, lundi 4 novembre, dans une salle de l’Assemblée nationale, à Paris. Quelques mots récités par le comédien ivoirien Sidiki Bakaba en hommage aux tirailleurs sénégalais tués lors du massacre de Thiaroye.

En 1988, cet artiste avait joué le rôle de l’un de ces soldats dans le film « Camp de Thiaroye » du réalisateur sénégalais Ousmane Sembène. « Le plus beau rôle de ma carrière », assure-t-il. Prix spécial du jury à la Mostra de Venise, le long métrage a pourtant été censuré pendant dix ans en France.

Il n’a été projeté qu’en 2024 au Festival de Cannes, 36 ans après son interdiction. « Personne ne voulait que ce film se fasse« , se souvient l’acteur. « Lors du tournage, il y avait même des hélicos de l’armée française qui venaient voler au-dessus pour nous empêcher de filmer. »

Le comédien ivoirien Sidiki Bakaba récite une prière pour les tirailleurs sénégalais.
Le comédien ivoirien Sidiki Bakaba récite une prière pour les tirailleurs sénégalais. © Stéphanie Trouillard, France 24

 

Dans ce film, Ousmane Sembène a en effet choisi d’aborder une page sombre de l’histoire de France. Au matin du 1er décembre 1944, dans le camp militaire de Thiaroye, près de Dakar, des troupes coloniales et des gendarmes français avaient tiré – sur ordre d’officiers de l’armée française – sur des tirailleurs rapatriés à l’issue de la Seconde Guerre mondiale qui réclamaient leurs arriérés de solde.

Sur grand écran, Sidiki Bakaba incarne le personnage principal : un soldat muet appelé « Pays », ayant perdu la parole après les traumatismes subis durant sa captivité. Arrivé au camp de Thiaroye, le tirailleur comprend que les officiers français lui mentent et que lui et ses camarades ne recevront pas leur solde. Il pressent ce qui va arriver et exprime le silence qui va entourer pendant des décennies cette tragédie. « C’est l’Afrique muette qui voit tout qui entend tout, mais qui ne parle pas, car on ne veut pas encore qu’elle parle », résume le comédien.

« Un massacre sanglant et épouvantable »

Quatre-vingts ans après les faits, l’omerta autour de ce massacre commence peu à peu à se fissurer. À un mois du 80e anniversaire, historiens, membres d’associations, avocats et élus se sont réunis au palais Bourbon pour réclamer la reconnaissance officielle par l’État français de l’exécution de ces tirailleurs.

« C’est un massacre sanglant et épouvantable qui a été pendant longtemps recouvert par une chape de plomb. La France a vraiment beaucoup de difficultés a reconnaître une partie importante de son histoire« , souligne en guise d’introduction la députée socialiste Colette Capdevielle, à l’initiative de cette conférence. « Comment pouvons-nous continuer à détourner ainsi notre regard ? »

Rompant avec le déni de ses prédécesseurs, l’ancien président François Hollande avait fait un premier pas en 2014 en inaugurant aux côtés du président Macky Sall un mémorial au cimetière de Thiaroye, à l’endroit même où les tirailleurs sénégalais avaient été tués par l’armée coloniale française. « Je voulais réparer une injustice et saluer la mémoire d’hommes qui portaient l’uniforme français et sur lesquels les Français avaient retourné leurs fusils, car c’est ce qui s’est produit », avait alors déclaré l’ancien chef de l’État, tout en remettant à son homologue sénégalais une copie des archives françaises sur Thiaroye.

Dix ans plus tard, l’historienne Armelle Mabon se souvient d’un discours « plutôt calamiteux ». Pour cette spécialiste de Thiaroye, qui dénonce depuis 20 ans « un mensonge d’État », le président Hollande n’a pas véritablement dénoncé « un massacre », mais il a simplement reconnu le fait que les tirailleurs exécutés n’avaient effectivement pas perçu leur solde. Alors que l’ancien chef de l’État avait dit avoir mis à disposition « l’intégralité des archives » sur le sujet, elle affirme également que les documents les plus sensibles – comme la liste des victimes ou encore la cartographie des fosses communes – sont toujours inaccessibles.

Un blocage « au niveau des technocrates du ministère des armées, qui ne veulent absolument pas qu’on revienne sur le récit officiel« , explique l’historienne, qui estime que le bilan du massacre se situe autour des 400 morts, contrairement aux 35 tirailleurs tués comptabilisés par l’armée française. Feuilles en main, Armelle Mabon montre les dizaines de procédures judiciaires qu’elle a lancées pour obtenir accès à ces archives. « On me dit encore non et non !« , s’emporte-t-elle.

L'historienne Armelle Mabon travaille depuis plus de vingt ans sur l'histoire du massacre de Thiaroye.
L’historienne Armelle Mabon travaille depuis plus de vingt ans sur l’histoire du massacre de Thiaroye. © Stéphanie Trouillard, France 24

 

Une demande de procès en révision

En juin dernier, une décision mémorielle inédite a toutefois été prise dans ce dossier. Six tirailleurs africains exécutés à Thiaroye ont été reconnus « Morts pour la France ». « Ce geste s’inscrit dans le cadre des commémorations des 80 ans de la libération de la France comme dans la perspective du 80e anniversaire des évènements de Thiaroye, dans la droite ligne mémorielle du président de la République, qui souhaite que nous regardions notre histoire ‘en face‘ », avait indiqué le secrétariat d’État français chargé des Anciens combattants et de la Mémoire.

L’avocat Hervé Banbanaste, qui conseille Armelle Mabon dans ses démarches juridiques, se félicite de ce nouvel élément tout en percevant une « légère contradiction ». « Il va falloir qu’on nous explique comment on peut être à la fois mutin et ‘Mort pour la France‘ », souligne-t-il, non sans ironie.

Selon lui, l’attribution de cette mention pourrait toutefois permettre de faire innocenter les 34 tirailleurs survivants du massacre, qui ont été condamnés en 1945 par l’armée française pour « rébellion ». Deux ans plus tard, ils ont tous été amnistiés, mais certains de leurs descendants se battent encore aujourd’hui aux côtés d’Hervé Banbanaste pour leur réhabilitation. « Nous avons ces nouveaux éléments à faire valoir. Nous allons de nouveau solliciter les autorités en la personne du Garde des Sceaux en lui demandant d’intenter un procès en révision pour blanchir les tirailleurs sénégalais« , annonce l’avocat.

Cette demande fait partie d’une série de sept doléances présentées lors de la cette conférence-plaidoyer au palais Bourbon. Des membres d’associations, de la société civile et des élus demandent également  la reconnaissance officielle du massacre perpétré à Thiaroye par une résolution votée à l’Assemblée nationale, des excuses formelles de la République, le versement de réparations à leurs descendants, une journée nationale du massacre – le 1er décembre –, un travail conjoint d’analyse et d’actions avec les pays africains concernés par cette histoire, et enfin la création d’une commission d’enquête parlementaire sur le drame de Thiaroye et la manière dont il a été géré.

Un déplacement du président Macron pour le 80e anniversaire ?

Une vingtaine de parlementaires soutiennent déjà ces propositions. Parmi eux figure la députée socialiste Dieynaba Diop. « Pendant longtemps, je n’ai jamais entendu parler de ce massacre« , raconte cette ancienne professeure d’histoire qui a découvert les faits pendant ses études grâce au film d’Ousmane Sembène.

« Je crois que pour la mémoire collective et pour l’apaisement des rapports entre la France et le Sénégal, nous avons besoin de cette reconnaissance. Quand nous serons capables de nommer les choses et de dire vraiment ce qu’il s’est passé, on pourra réparer, dédommager et regarder ensemble cette histoire sans rougir« , insiste-t-elle. « C’est notre histoire commune. Ce sont nos mémoires partagées. Ce n’est pas que l’histoire des Noirs, c’est l’histoire de la France« , ajoute son collègue, le député écologiste Steevy Gustave.

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