Que se passe-t-il en vérité au pays des hommes intègres ?
Une interrogation qui, pour certains, sans doute bien informés sur la situation nationale, pourrait passer pour une question rhétorique. Pour d’autres, en revanche, il s’agit d’une question qui n’a nul besoin d’épithète pour la qualifier, car c’est l’interrogation de celui qui n’est pas au fait de ce qui se passe réellement au Burkina Faso, tant la rhétorique qui fuse de part et d’autre (que l’on soit pour ou contre la gouvernance de la Transition) est digne d’un prétoire, si ce n’est de la pure propagande politique, mettant ces esprits honnêtes et sincères dans l’embarras, voire dans la difficulté de savoir et de comprendre.
Quoi qu’il en soit, après une année de gouvernance du Mouvement Patriotique pour la Sauvegarde et la Restauration 2, (MPSR 2), on peut s’inquiéter de ce que l’on peut voir ici et là sur les réseaux sociaux, de ce mur aussi, cette chape de plomb qui semble se dresser sur le Burkina Faso où toute forme de liberté apparaît désormais comme un mythe, une vue de l’esprit. On pourrait, pour en faire la preuve, citer quelques cas pratiques, mais des analyses sérieuses de la situation nationale le font déjà à longueur de journées, et il y a des évidences qu’il n’est pas besoin de pointer du doigt (notons toutefois le cas particulier de Jeune Afrique qui, à peine sa suspension consommée, voit ses informations confirmées par les instances de l’État ; quelle ironie du sort !).
C’est dire, d’une part, l’incohérence qui est la marque de fabrique de ce pouvoir, et, d’autre part, l’atmosphère lourde et pesante que ces pseudo-révolutionnaires font régner au pays de Thomas Sankara. Une telle situation interroge sur la légitimité, aujourd’hui, du communiqué N° 03 du 30 septembre 2022 suspendant les activités des partis politiques et des Organisations de la Société Civile (OSC).
C’est l’une des décisions importantes prises par le MPSR 2 lors du putsch du 30 septembre 2022. Une décision légitime en son temps. En effet, les activités politiques en particulier (mais celles des OSC n’y échappent pas non plus) sont partisanes et avec un soupçon d’individualisme même si les partis politiques s’engagent dans un projet de société pour le bien commun. Cet aspect partisan, qui est aussi l’expression d’une lutte de leadership politique, n’est pas toujours en phase avec la situation d’un pays aux prises avec des Groupes Armées Terroristes (GAT), comme c’est le cas du Burkina Faso actuel. Une telle situation nécessite un regroupement des forces politiques nationales en un bloc homogène ayant un objectif commun. La suspension des activités des partis politiques et des OSC rendue exécutoire immédiatement après le coup d’État du 30 septembre 2022 est, à cet égard, une décision politique rationnelle de bon sens.
Mais depuis, de l’eau a coulé sous les ponts, et la gouvernance du MPSR 2 laisse planer un sentiment d’amertume qui oblige à une révision de cette décision. De surcroît, les raisons évoquées par le Président Ibrahim TRAORÉ lors de son entretien télévisé du 29 septembre 2023 (raisons de sécurité en l’occurrence) pour justifier ce maintien sont tout simplement fallacieuses, parce qu’elles sont fondamentalement politiciennes. C’est le comble de l’hypocrisie politique, faisant du malheur des Burkinabè (l’insécurité) un moyen pour une fin. Aujourd’hui, le maintien de cette suspension apparaît vraisemblablement comme une exclusion politique pure et simple.
Assurément, le Président TRAORÉ n’a pas tenu sa promesse au moins de reconstruire et de renforcer la cohésion sociale en pleine déliquescence depuis longtemps déjà. D’ailleurs, a-t-il tenu quelque promesse que ce soit ? En bon machiavélique, en supposant qu’il l’ait lu, il a fait sien le précepte du philosophe italien qui dit dans Le Prince : « Un Prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons qui l’ont déterminé à promettre n’existent plus ».
Ainsi, il n’a fait que dresser les Burkinabè les uns contre les autres. Il suffit pour s’en convaincre de voir ce qui se publie sur les réseaux sociaux dont menaces et intimidations de Burkinabè par des Burkinabè est le lot. C’est à croire que bientôt le Burkina Faso sera le théâtre d’une guerre civile.
De fait, une telle suspension ne trouve son sens que dans une union sacrée de l’ensemble de la nation derrière un seul homme. Ce qui signifie que les partis politiques, d’une manière ou d’une autre, doivent être associés de façon active au projet de société, ils doivent être partie prenante.
Au lieu de cela, ils sont relégués au second plan et complètement muselés. Pendant ce temps, le MPSR 2 fait de la politique bien partisane, il se laisse aller à la politique politicienne, puisque, on le sait désormais, il n’a pas pris la destinée de ce pays pour une Transition de deux années comme initialement prévu (le Capitaine Ibrahim TRAORÉ, à l’époque, avait même argué de faire de cette Transition la plus courte possible), mais pour un temps bien certain, c’est-à-dire pour bien plus longtemps.
Telle est la stratégie du renard dont parle encore Machiavel dans la même référence : « Ceux qui ont su le mieux agir en renard sont ceux qui ont le plus prospéré. Mais pour cela, ce qui est absolument nécessaire, c’est de savoir bien déguiser cette nature de renard, et de posséder parfaitement l’art de simuler et de dissimuler ». Il faut croire que ce Président s’est bien imprégné de cette stratégie du renard, sa manœuvre politique présente étant d’asseoir tous les mécanismes d’une longévité au pouvoir, et, pour ce faire, il a devant lui un boulevard, les partis politiques et les OSC étant réduits au silence par la force du Prince.
Dès lors le contrat, tacite certes mais contrat quand même, qu’il a noué avec ces instances nationales, avec le peuple donc (car cette masse d’individus épars qu’il utilise comme rempart pour son pouvoir n’est pas représentative du peuple) est rompu, laissant la porte ouverte à tous les possibles.
Le MPSR 2 se comporte incontestablement comme un parti politique ; en réalité, c’est un authentique parti politique, car il en contient tous les ingrédients. Et pour cause, pendant que ses partisans arpentent les rues, les boulevards et les places, y siégeant comme des permanences, interdiction est faite à toute opposition politique d’en faire autant. Dans ces conditions, la suspension des activités des partis politiques et des OSC n’a plus aucune légitimité.
On a affaire à une iniquité politique, et elle n’a plus que l’aspect d’une imposture. Il s’agit d’une exclusion politique. Après une première gouvernance de l’exclusion avec la Transition KAFANDO/ZIDA, voilà le Burkina Faso dans une seconde gouvernance de l’exclusion sous la houlette du MPSR 2. En effet, avec la Transition DAMIBA, les partis politiques n’avaient pas le droit d’organiser des réunions publiques mais pouvaient maintenir leurs activités.
Le propre des États constitués, bien constitués faudrait-il dire, c’est leur engagement indéfectible en faveur de la démocratie. Telle est la marque de toute société ouverte qui garantie à son peuple les libertés fondamentales parmi lesquelles il faut compter la liberté d’opinion. Une liberté d’opinion qui pourrait se décliner en plusieurs désinences dont la liberté de posséder et d’exprimer une opinion politique. Il est question de société ouverte à la critique et à la discussion rationnelle. C’est dire qu’on attend du gouvernant qu’il se mette dans cette disposition, accepter la critique d’où qu’elle vienne.
C’est le rôle et le devoir des partis politiques et des OSC, comme des syndicats d’ailleurs, d’apporter par la critique leur contribution à la conduite des affaires publiques, agissant dès lors comme des contre-pouvoirs. Le contrôle démocratique n’est pas un problème, mais une solution et une exigence pour tout État constitué. Il revient au gouvernant d’en tenir compte ou pas dans ses décisions, et, surtout, de ne pas blâmer les auteurs de la critique ou de museler son peuple. Seule la guerre des idées est propice au progrès de la société ; la guerre des personnes, elle, est celle d’intérêts particuliers qui va à l’encontre de tout progrès social.
La suspension des activités des partis politiques et des OSC, qui relève dorénavant du droit du plus fort, est digne d’une société fermée à l’instar d’une dictature. Il serait souhaitable que le Capitaine Ibrahim TRAORÉ s’instruise de cette leçon de politique que nous donne Rousseau : « le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir » (Du Contrat social).
Il ne faut pas s’y tromper, en politique, Rousseau, qui incarne la vertu politique, est meilleur conseiller que Machiavel qui incarne le vice et l’immoralité politiques, car la politique a besoin d’un rudiment de vertu qui fait la différence. Il faut donc exhorter le Capitaine Ibrahim TRAORÉ à fonder sa gouvernance sur la force du droit et non sur le droit de la force, car le souverain qui se fait obéir par la force et en semant la peur autour de lui fragilise son pouvoir.
Quel est l’intérêt de prêter serment sur la Constitution ? Telle est l’imposture cruciale du Capitaine Ibrahim TRAORÉ en arrivant au pouvoir. On ne peut pas profiter de la démocratie quand cela nous arrange, et la bafouer, la fouler aux pieds lorsqu’elle ne nous est pas favorable.
Paris le 24 octobre 2023
Jacques BATIÉNO
Philosophe