Contre La sansure

Tribune: Fanon, la langue et l’effondrement des élites en Guinée

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Il est des vérités qui dérangent, mais qu’il faut dire avec la fermeté des pierres. Relire Frantz Fanon à l’aune de la situation guinéenne contemporaine, c’est découvrir un paradoxe troublant : la question de la langue, en Guinée, ne reproduit pas le schéma classique de l’aliénation coloniale. Elle révèle quelque chose de plus grave : une faillite éducative profonde qui s’est muée en effondrement des élites.

La maîtrise du français n’est pas ici un désir de ressembler au colonisateur. Elle est l’empreinte d’un capital scolaire — fragile, rare, inégalement distribué — qui distingue ceux qui ont eu la chance de traverser le système éducatif de ceux qui n’y ont eu qu’un accès partiel, tardif ou nul. En Guinée, parler un français structuré n’est pas une imitation ; c’est une preuve. Preuve d’une instruction longue, d’une familiarité avec les textes, d’une capacité à manier les outils du droit, de la gestion, de l’administration.

C’est précisément pour cela que le spectacle actuel du pouvoir est alarmant. Nous ne sommes pas confrontés à une élite trop blanche dans son langage : nous sommes confrontés à une élite insuffisamment formée dans sa pensée. Le problème n’est pas culturel, mais intellectuel. Il n’est pas identitaire, mais structurel. Et il se lit dans les discours hésitants, les fautes qui trahissent des lacunes profondes, l’incapacité à articuler une vision, à structurer une réforme, à comprendre un document stratégique.

Lorsque les responsables publics peinent à formuler une phrase claire, ce n’est pas la langue qui est en cause : c’est l’incapacité à gouverner. Car gouverner, ce n’est pas occuper une fonction ; c’est comprendre, analyser, arbitrer, anticiper, décider. Ce sont des compétences, pas des slogans. Des concepts, pas des improvisations. Une rigueur intellectuelle, pas une posture martiale. L’État moderne repose sur la lecture, l’écriture, la précision, la nuance : autant de gestes professionnels qui exigent une formation solide. Quand cette formation manque, tout vacille.

Frantz Fanon (20 juillet 1925 – 6 décembre 1961)

La Guinée vit ainsi un drame que Fanon n’avait pas prévu, mais que sa grille de lecture permet d’éclairer : le peuple n’a pas accès à la langue de l’État, et l’État n’a pas accès à la langue du savoir. La fracture est double. La domination ne vient plus du colonisateur ; elle naît de l’intérieur, dans le gouffre qui sépare le niveau requis pour gouverner et le niveau réellement atteint par ceux qui gouvernent.

Dans certains pays, les langues nationales jouent le rôle de pont. En Guinée, elles n’ont jamais été pleinement intégrées à l’école. Résultat : les populations en sont réduites à écouter une langue qu’elles ne maîtrisent pas, tandis que leurs dirigeants peinent à maîtriser la langue qu’ils prétendent utiliser pour gouverner. Un peuple tenu à distance par l’opacité linguistique, et un pouvoir empêché par son propre déficit cognitif : voilà le cœur du problème.

La crise guinéenne n’est pas seulement politique :
elle est éducative, parce que l’école s’est effondrée ;
elle est linguistique, parce que l’État ne parle plus une langue de maîtrise ;
elle est intellectuelle, parce que les élites manquent des fondations nécessaires pour conduire une nation ;
elle est civilisationnelle, parce qu’un pays qui perd sa capacité à penser perd en même temps sa capacité à se projeter.

Fanon écrivait que « parler, c’est exister absolument pour l’autre ». En Guinée, on pourrait dire : ne plus savoir parler, c’est ne plus savoir gouverner. La reconstruction nationale passera par la reconstruction de l’école, par la revalorisation du savoir, par le retour d’élites capables de comprendre les textes qu’elles signent et les lois qu’elles promulguent. Elle passera par l’insertion des langues nationales dans l’éducation, mais aussi par la restauration de l’exigence intellectuelle dans la formation des dirigeants.

Le destin d’un pays ne se joue pas seulement dans ses mines, ses armées ou ses institutions. Il se joue dans la clarté de ses mots. Dans la qualité de sa pensée. Dans le niveau de ses élites.

La Guinée n’a pas seulement besoin d’ordre : elle a besoin de savoir.
Et tant que cette question restera au second plan, la nation avancera, non pas vers l’avenir, mais vers l’abîme.

𝐏𝐚𝐫 𝐀𝐛𝐨𝐮𝐛𝐚𝐜𝐚𝐫 𝐅𝐨𝐟𝐚𝐧𝐚, 𝐢𝐧𝐠𝐞́𝐧𝐢𝐞𝐮𝐫 𝐞𝐧 𝐬𝐭𝐫𝐮𝐜𝐭𝐮𝐫𝐞

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