Contre La sansure

La francophonie, cette auberge espagnole !

0

LA CHRONIQUE DE TIERNO MONÉNEMBO. En créant le mot francophonie en 1880, le géographe Onésime Reclus était loin d’imaginer que sa trouvaille allait se muer en organisme international, s’étendre sur les cinq continents et soulever autant de controverses.

Par Tierno Monénembo*

Le berceau de ce néologisme est français, mais celui de sa connotation politique est africain. Ce sont des Africains (Léopold Sédar Senghor, Habib Bourguiba et Hamani Diori) qui ont eu l’idée de regrouper tous les pays, parlant partiellement ou entièrement la langue française, autour d’un projet. Ce fut d’abord l’ACCT (l’Agence de coopération culturelle et technique), l’ancêtre de l’actuelle OIF (Organisation internationale de la francophonie). Et curieusement, c’est en Afrique où il est né que ce projet connut ses plus virulents pourfendeurs. L’Algérie de Ben Bella et de Boumédiène et la Guinée de Sékou Touré refusèrent d’y adhérer, y voyant une initiative néocoloniale visant par des moyens détournés à prolonger la présence française sur le continent.

La francophonie est née en Afrique

Évidemment, ce n’est pas dans une organisation comme l’OIF qu’il faut chercher les signes d’une harmonie parfaite. C’est un monde divers pour ne pas dire hétéroclite : la carte et le territoire (merci M. Houellebecq !) ne s’y recouvrent pas toujours et les postures idéologiques ne traduisent pas forcément les réalités linguistiques. Les francophones de la Roumanie, ce pays membre de l’OIF, sont peut-être moins nombreux que ceux du Quartier latin et quoi que l’on dise, en Algérie, ils valent dix fois plus qu’au Togo ou au Bénin.

La vérité, c’est que la francophonie est une réalité complexe, contrastée, où rien n’est définitivement dit. On sait que Sékou Touré est très vite revenu au bercail après ses retrouvailles avec Giscard d’Estaing en 1978, et qu’avec Kateb Yacine, Assia Djebar, Mohammed Dib et les autres, l’Algérie nous offre la plus belle, la plus prolifique, la plus inventive des littératures francophones du continent et que, paradoxalement, Alger abrite le plus grand centre culturel français du monde.

Dix fois plus de francophones en Afrique !

Les slogans révolutionnaires sont une chose, la dure réalité des faits, une autre. Plus de soixante ans après les indépendances, l’Afrique compte dix fois plus de francophones qu’au temps colonial. Je pense, en écrivant ces mots, à cette amusante anecdote intervenue à Lyon au début des années 1990. Une association de professeurs américains de français qui y tenait son congrès nous avait conviés, Mongo Beti et moi, à participer à un débat sur la littérature francophone d’Afrique. À l’écrivain camerounais (pour lequel, tout le monde le sait, je nourris une admiration sans bornes) qui avait traité la langue française de langue étrangère, j’avais répondu par simple esprit de provocation et en épiant la réaction de ce révolutionnaire bon teint : « Pour moi, c’est une langue africaine, c’est dans vos livres que je l’ai apprise. » Et Mongo Beti, réputé pour son tempérament glacial, partit d’un fou rire dont je me souviens encore : « Ah, bon ! … Toi, alors ! … »

Vous voyez bien que rien n’est simple dans ce domaine-là aussi. Qui est le francophone, au juste : Sékou Touré qui prônait ardemment la promotion des langues africaines mais qui ne s’exprimait qu’en français ? Ou Léopold Sédar Senghor, son adversaire de toujours, dont il disait avec la férocité qui était la sienne, « c’est un pingouin : le dos est noir mais le ventre est blanc » ; Senghor, ce « nègre assimilé », cet agrégé de grammaire, cet amoureux de Ronsard et de Verlaine, ce futur académicien, qui faisait tous ses discours de consommation intérieure en sérère, en peul ou en wolof, les trois principales langues du Sénégal qu’il maîtrisait parfaitement ? Peut-être bien tous les deux !

(*) 1986, Grand Prix littéraire d’Afrique noire ex aequo pour Les Écailles du ciel ; 2008, prix Renaudot pour Le Roi de Kahel ; 2012, prix Erckmann-Chatrian et Grand Prix du roman métis pour Le Terroriste noir ; 2013, Grand Prix Palatine et prix Ahmadou-Kourouma pour Le Terroriste noir ; 2017, Grand Prix de la francophonie pour l’ensemble de son œuvre.

Source: https://www.lepoint.fr/afrique/la-francophonie-cette-auberge-espagnole-02-10-2024-2571707_3826.php

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

× Comment puis-je vous aider ?