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Burkina Faso : des journalistes et défenseurs des droits réquisitionnés pour « défendre la patrie »

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Alors que les autorités militaires burkinabè peuvent désormais réquisitionner des citoyens dans le cadre de la lutte contre les groupes terroristes, des syndicats et organisations de défense des droits humains affirment avoir été spécifiquement visés par ces mobilisations. Ils dénoncent une volonté de faire taire les voix discordantes.

Au Burkina Faso, la lutte contre le terrorisme n’épargne personne et surtout pas les voix critiques du pouvoir. Alors que les autorités de transition, qui gouvernent le pays depuis le double coup d’État de janvier puis de septembre 2022, sont engagées dans une guerre pour stopper l’avancée de groupes armés, des organisations syndicales et de défense des droits humains accusent le pouvoir d’instrumentaliser la question sécuritaire pour les réduire au silence.

Le mouvement issu de la société civile Balai citoyen, le CISC (Collectif contre l’impunité et la stigmatisation des communautés) ou bien encore l’ODJ (Organisation Démocratique de la Jeunesse du Burkina Faso) affirment que certains de leurs représentants figurent sur une liste d’une douzaine de personnes mobilisées pour aller combattre aux côtés de l’armée. 

Une manœuvre rendue possible par la signature, en avril, d’un décret gouvernemental permettant la réquisition des civils dans le cadre de la lutte contre les groupes terroristes. Selon ces mêmes organisations, cette disposition législative permet d’éradiquer toute contestation de la gestion des affaires, au nom de la défense de la patrie.

Un journaliste de 64 ans envoyé au front

Pour l’heure, le gouvernement n’a pas officiellement publié la fameuse liste qui suscite la polémique. Mais plusieurs personnalités affirment avoir déjà été contactées par les autorités. C’est le cas du journaliste Issaka Lingani, 64 ans, qui a adressé, dimanche 5 novembre dans l’émission Presse échos, sur la chaine de télévision burkinabè BF1, un au revoir surprise aux téléspectateurs.

« Je suis heureux de vous annoncer que j’ai été réquisitionné pour aller participer à la reconquête du territoire national« , a annoncé le directeur de publication du journal l’Opinion, justifiant son absence de la sphère médiatique à compter de mardi pour une durée d’ »au moins trois mois« .

Si, sur les réseaux, cette annonce placée sous le signe du patriotisme a suscité son lot de louanges, certains observateurs se montent bien plus critiques quant aux raisons de cette réquisition.

« Le message adressé par Issaka Lingani s’inscrit dans la campagne de propagande du pouvoir. La mobilisation des civils vise à punir les voix discordantes et à pousser à l’autocensure« , confirme Binta Sidibé Gascon, présidente de l’Observatoire Kisal, ONG de défense des droits humains au Sahel.

Le même jour, le journaliste d’investigation burkinabè Yacouba Ladji Bama a de son côté indiqué avoir été informé que son nom figurait, lui aussi, sur la liste des mobilisés. « Une preuve, s’il en fallait encore, que cette junte conduite par le capitaine Traoré a choisi l’option de l’autocratie » a dénoncé le directeur de publication du media en ligne Bamyinga, auteur, avant l’été, d’une enquête révélant de graves disfonctionnements au sein de l’armée.

De son côté, le Centre national de presse Norbert Zongo a déploré que pour la première fois des journalistes soient mobilisés, accusant les autorités de vouloir « réduire toute la presse nationale en caisse de résonance du pouvoir. »

Activistes et syndicats dans le viseur

Outre les deux journalistes burkinabè, sont concernés par ces réquisitions plusieurs membres d’organisations syndicales et de la société civile, contactés par les autorités pour aller retirer leurs ordres de mission.

« Les réquisitions courent à partir du 7 novembre 2023 et jusqu’au 6 février 2024 avec conditionnement dans le centre nord et déploiement à l’ouest du pays. Voilà ce que nous avons comme informations« , a expliqué lundi l’un des mobilisés, Zinaba Rasmane, membre du mouvement Balai citoyen, lors d’une conférence de presse.

Sur la liste figurent par ailleurs plusieurs membres de la coalition qui avait tenté d’organiser un meeting le 31 octobre à la Bourse du travail de Ouagadougou, finalement interdit par la mairie.

Prévu à l’occasion du neuvième anniversaire de l’insurrection populaire qui a entraîné la chute de Blaise Compaoré, l’événement avait notamment pour but d’interpeller les autorités sur des mesures jugées « liberticides » telles que le décret de mobilisation générale, signé le 14 avril par le capitaine Ibrahim Traoré.

Alors que le pouvoir militaire a déjà recruté plusieurs dizaines de milliers de Volontaires pour la Patrie (VDP) pour prêter main forte aux soldats sur le terrain, ce texte lui permet désormais de réquisitionner tout citoyen majeur pour combattre, « selon les besoins exprimés par les autorités compétentes« .

« Alors que nous étions déjà très inquiets de la restriction de l’espace civique au Burkina et des violations récurrentes des droits humains, ce décret a donné le feu vert au capitaine Traoré pour amplifier ces pratiques« , déplore la militante pour la défense des droits humains Binta Sidibé Gascon. « Aujourd’hui le pouvoir est confronté à un échec sécuritaire sur le terrain et ce texte lui permet de faire taire toute critique. »

Dimanche, le Collectif contre l’impunité et la stigmatisation des communautés a indiqué que son secrétaire général, le docteur Daouda Diallo, figurait lui aussi parmi les civils réquisitionnés. En octobre, ce dernier s’était inquiété à la télévision de la disparition de plusieurs leaders communautaires impliqués dans le processus de réconciliation nationale au Burkina. « C’est comme si l’État les avait piégés pour les faire disparaître » avait-il déclaré.

En avril dernier, France 24 s’était entretenu avec ce défenseur des droits humains qui avait documenté le massacre de Karma, imputé par les témoins aux forces de sécurité, au cours duquel 150 civils avaient été tués. Recontacté par France 24, lundi 6 novembre, il n’a pas répondu à notre demande d’interview.

Mais Daouda Diallo n’est pas le premier médecin réquisitionné par l’armée.

En septembre, Arouna Louré, un anesthésiste-réanimateur de Ouagadougou, lui aussi critique du pouvoir, a été envoyé dans une commune du nord. Censée se terminer le 11 octobre, sa mission a été prolongée jusqu’à décembre. Le médecin n’a depuis pas donné signe de vie.

Alors que la polémique des réquisitions « ciblées » prend de l’ampleur, le colonel Traoré demeure, de son coté, inflexible. « Les libertés individuelles ne priment pas sur les libertés de la nation » a-t-il prévenu, lundi, lors d’une cérémonie de levée de drapeau dans la capitale. « Nous abordons un nouveau virage (…) Ceux qui ne seront pas engagés, ceux qui ne seront pas convaincus vont tomber. Et nous n’allons pas nous arrêter. »

In. https://www.france24.com/fr/afrique/20231107-burkina-faso-des-journalistes-et-defenseurs-des-droits-requisitionnes-pour-defendre-la-patrie
Image de la UNE : Le capitaine Ibrahim Traoré photographié lors d’une cérémonie à Ouagadougou, le 15 octobre 2022. © Kilaye Bationo, AP (archives)

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