Burkina Faso: «On s’en prend au totem burkinabè, le droit à la parole»
Ahmed Newton Barry, journaliste et ex-président de la Commission électorale burkinabè, fait partie – avec d’autres personnalités : journalistes, syndicats, représentants d’organisation de la société civile – de ceux qui sont dans le collimateur du pouvoir à Ouagadougou du fait de ses prises de positions et critiques à l’encontre du régime en place.
Le dernier épisode en date dans le bras de fer entre le Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration et ses détracteurs : la dizaine de convocations militaires que le pouvoir du capitaine Ibrahim Traoré a envoyées à ceux qui ont critiqué sa gestion et voulu organiser un meeting le 31 octobre dernier.
Est-ce que vous êtes étonné du bras de fer qui se joue en ce moment entre le gouvernement de transition et de nombreux acteurs de la société civile burkinabè ?
Ahmed Newton Barry : Non, parce que ça a commencé petitement. Ils ont essayé sur les marginaux depuis mars, c’est-à-dire un certain nombre de personnes qui ne représentaient pas forcément grand-chose au sein de la société. Ils se sont rendu compte qu’il n’y avait pas de réaction. Donc naturellement, aujourd’hui, ils s’attaquent à ceux que les militaires pourraient dire les cibles dures.
« Les cibles dures », c’est le Balai citoyen, la Confédération générale du travail du Burkina (CGT-B), le Mouvement des droits de l’homme…
Oui, absolument. Tous ceux que, jusqu’à présent, on a considéré comme des personnes inattaquables, en tout cas intouchables, qui sont donc au niveau des syndicats. Vous savez dans notre histoire politique, les syndicats ont été les éléments quand même extrêmement respectés. Dans le cas de la société burkinabè, c’est vrai par le passé, il y a eu des répressions. Mais tous les régimes qui ont fait ça l’ont payé cash. Donc, ce qui fait qu’il y a beaucoup de respect pour les syndicats. Et jusqu’à présent aussi, curieusement, je pense que c’est ça aussi ce que les uns et les autres paient parce qu’on a laissé faire. Aujourd’hui, ils s’attaquent comme je le dis vraiment aux cibles dures, c’est-à-dire les responsables syndicaux, les responsables d’OSC [organismes de la société civile] et puis des journalistes qui sont critiques vis-à-vis du régime.
L’une de ces entités symboliques s’il en est, c’est le Balai citoyen qui en 2014, on le sait, a été un acteur majeur de la chute de Blaise Compaoré. Que l’autorité en place actuelle s’en prenne au Balai citoyen, qu’est-ce que ça dit du pays ?
Cela veut dire que progressivement, le régime est en train de visser toutes les possibilités d’expression, c’est-à-dire toutes les structures, qui représentent quelque chose et qui sont en capacité de porter la contradiction au régime, sont évidemment dans le collimateur et doivent se taire. Moi, je le disais en décembre l’année dernière, lorsque pour la première fois ils s’en sont pris à RFI, avec la suspension de RFI en décembre, j’étais l’un des rares journalistes à dire : attention, ça commence comme ça et après ça va museler en interne, et ainsi de suite. Donc, progressivement, on a grignoté les libertés. On en est aujourd’hui à une situation qui effraie tout le monde et tout le monde se sent aujourd’hui en danger.
Au pays de Norbert Zongo [journaliste assassiné en 1998, qui dénonçait les malversations du régime Compaoré, la corruption, les détournements de fonds, mais aussi les atteintes aux libertés], comment se fait-il qu’on ne puisse plus s’exprimer aussi librement que par le passé ?
C’est ce qui est paradoxal, parce qu’on avait pensé deux choses, c’est-à-dire qu’on pensait qu’au Burkina-Faso, il y a un certain nombre de choses qui sont considérées comme acquises et pour toujours. Ensuite, nous avons affaire quand même à Ibrahim Traoré qui est un jeune, qui a donc participé à la lutte du collectif, et puis également qui est imprégné des idées de liberté et de démocratie. Il se trouve que c’est à la fois lui qui s’en prend à ce qui est considéré comme le totem burkinabè, le droit à la parole, pour laquelle Norbert Zongo s’est sacrifié et pour laquelle vraiment, depuis 1960, l’ensemble des générations successives ont considéré que c’était réellement la ligne rouge. C’est très très grave. Maintenant, le vrai problème, c’est qu’on avait avant une démocratie sans démocrates, et maintenant on n’a plus de démocratie. On est aujourd’hui à la croisée des chemins.
On a vu un florilège de réquisitions militaires fleurir depuis le 31 octobre, ce fameux meeting qui n’a finalement pas eu lieu. Est-ce que vous êtes vous-même concerné ?
C’est ce que j’entends. J’avoue que jusqu’à présent, je n’ai pas été notifié, mais je ne suis pas surpris. Comme je vous dis, depuis longtemps, toutes les voix discordantes sont dans le collimateur du pouvoir et sont vouées à se taire. Il ne faut pas mettre ça sous l’angle de la réquisition militaire. Il faut le mettre sous l’angle de la répression de la liberté et de la liberté d’expression. C’est-à-dire que c’est un régime qui en fait est irritable vraiment sur les questions de la contradiction. Malheureusement, c’est devenu aujourd’hui une sorte de punition pour ceux qui ne sont pas d’accord avec le régime. En fait, une sorte de camp de rééducation à la nouvelle morale politique instituée par le régime du capitaine [Ibrahim Traoré].