Cheick Tidiane Gadio au forum de Medays : «L’AES est un symptôme de la grave crise qui affecte la Cedeao»
Ancien ministre des Affaires étrangères du Sénégal actuellement, Cheick Tidiane Gadio est le président de l’Institut panafricain des stratégies. Nous l’avons rencontré à la 16ème édition du forum Medays à Tanger au Maroc.
Il donne ses impressions sur ce grand rendez-vous annuel, évoque également la géopolitique et la situation du continent, les relations entre la Communauté économique des États de l’Afrique de l’ouest (Cedeao) et l’Alliance des États du Sahel ( AES)…
L’Essor : Monsieur le ministre bonjour, vous êtes un habitué des Medays et vous êtes là à la 16ème édition dont le thème est « Souverainetés et résiliences : Vers un nouvel équilibre mondial ». Qu’est-ce que vous en pensez ?
Cheick Tidiane Gadio : D’abord, je trouve que le thème est extrêmement fort. Il interpelle le monde entier en réalité, mais l’Afrique en particulier. Parce que parler de souveraineté et de résilience, aujourd’hui tous les débats tournent autour de non seulement de la souveraineté, mais aussi des guerres qu’il y a actuellement dans le monde.
Les grands malheurs de l’Afrique, malheureusement, sont structurés autour du débat sur la souveraineté. Et ce sont des batailles extrêmement cruciales. Et c’est important qu’un forum comme les Medays pose le débat sans phare et de façon aussi centrale. Et j’ai beaucoup aimé le fait que la crème, parmi la crème, disons, de l’intelligence africaine, des experts africains, je vois beaucoup d’amis, beaucoup de camarades, beaucoup de collègues de travail qui sont là, prêts à apporter leurs contributions. Ici, on a eu par exemple un panel sur les stratégies de développement qu’on a eues jusque-là et comment avoir des financements innovants.
Alors la question c’est, à mon avis, toujours ne jamais articuler le futur de l’Afrique, le destin de l’Afrique, avec ce que l’extérieur peut nous apporter, ce que les institutions internationales peuvent nous apporter. Nous, nous sommes des « cheickh antaistes » (ndlr : adeptes de Cheickh Anta). Et nous pensons que, comme il l’a dit, on ne connaît pas un pays développé par un autre pays. On ne connaît pas un pays développé par les institutions internationales. Le développement est un processus endogène interne partant de la volonté d’un peuple de relever les défis. Et les peuples africains sont prêts.
Maintenant, on a été affaiblis, presque paralysés par la balkanisation. On nous a découpés de façon arbitraire pour faire de nous des peuples errants. Des peuples qui cherchent éternellement à s’en sortir. Maintenant, à nous de prendre conscience, de nous unir, de faire tomber ces frontières et ces barrières tout à fait insignifiantes et insensées qui nous empêchent d’aller de l’avant. Donc ce débat, c’est ça pour moi la résilience dont on parle dans les discussions ici. Résilience, ce n’est pas ce que tout le monde l’assimile à la résistance, mais résilience c’est plus que ça. C’est une capacité d’absorber les chocs.
Des chocs violents comme la Covid-19 par exemple qui a surpris le monde entier. Mais la force de la résilience, c’est la capacité de rebondir. On absorbe les chocs et on rebondit. Et l’Afrique doit rebondir. Mais dans quel terme ? Est-ce qu’on rebondit pour retomber sur nos pieds et refaire les mêmes choses ? Les mêmes mauvaises politiques qui depuis 1960, ont paralysé ce continent ? Alors quand vous appelez à la rupture, les gens font de la résistance. Ils vous disent, allons-y, intégration africaine, étape par étape, pas à pas, progressivement, il faut être patient. Patienter, pourquoi ?
L’Union africaine, l’OUA, pendant 50 ans, ont essayé des politiques. On n’a eu ni paix, ni sécurité, ni développement, ni unité des pays africains, ni union politique. On n’a rien eu. Donc au total, qu’est-ce qu’ils font ? Ils font maintenant un nouvel agenda, ils nous disent 2063. Ça nous demande d’attendre 100 ans de 1963 à 2063. Et ça, je trouve ça inacceptable. L’Afrique a tous les atouts. Quand sur un milliard de jeunes sur 1,3 milliard d’habitants, tout le monde dit que c’est 70 à 75% de jeunes.
En plus, sur les ressources naturelles, qu’est-ce qui nous manque ? La direction. Est-ce qu’on a des dirigeants qui ont cette compassion, cette passion pour l’Afrique, qui sont prêts à mener tous les combats pour redresser l’Afrique et nous placer comme la Chine, comme l’Inde, parmi les puissances du monde ? On n’a pas ce leadership.
L’Essor : Monsieur le ministre, vous dites qu’ils nous disent d’attendre 2063, alors que c’est un agenda de 2063 fait par l’Union africaine. Est-ce à dire que nous ne décidons pas de nous-mêmes comme vous dites qu’ils disent ?
Cheick Tidiane Gadio : Ils nous disent d’attendre 2063, je parle des dirigeants africains. Ce sont eux qui ont signé l’agenda 2063. Mais avec beaucoup de bonheur d’ailleurs, du fait qu’ils renvoient aux calendes africaines les vrais problèmes du continent, la solution, et ils nous promettent une Afrique…paradisiaque en 2063. où tous les problèmes sont réglés. Tout le monde à une voiture, tout le monde à une maison, tout le monde à l’électricité, etc.
Tout ça c’est bien. Mais la vérité c’est que maintenant l’Afrique ne peut pas attendre. Et moi ce que je crains, c’est que si on continue d’affaiblir le continent, on continue de reculer au lieu d’avancer. Le reste du monde, qui est dans une vitesse extraordinaire, non seulement dans la compétition et la concurrence, mais pour plus de développement, ils ont besoin des ressources qui sont en Afrique. Ils trouveront tous les subterfuges pour venir les chercher, au besoin, par la force. Donc il faut que les Africains se réveillent.
Il faut qu’on s’organise. On n’a pas le temps de faire des plans de 50 ans. Dans 10 ans, est-ce qu’on peut réussir l’unité, l’union des pays africains ? Par exemple, l’espace Cedeao est en train de s’effondrer, d’aller dans tous les sens. On ne peut pas refaire la Cédéao de nos ancêtres, de nos antérieurs.
C’est fini ça. L’histoire a condamné le fait qu’on veuille faire l’union par l’économie, soi-disant intégration économique. Il faut arrêter ça. Il faut une union politique qui fera la vraie intégration économique, une fois qu’on a cette union économique.
L’Essor : La Cedeao doit être à l’écoute de l’AES, par exemple ?
Cheick Tidiane Gadio : La Cedeao ne doit pas être à l’écoute de l’AES, et je vais être très honnête sur ça, parce que l’AES et la Cedeao sont dans la même dynamique des problèmes du continent. Ils ne sont pas encore dans la dynamique des solutions. Il faut dire la vérité. Parce que l’AES est un épiphénomène, un symptôme de la grave crise qui affecte la Cedeao, et qui prouve les limites de la Cedeao. Donc pour moi, faire renaître la Cedeao, ce n’est pas forcément équilibrer vers une autre entité qui aura elle aussi les mêmes problèmes dans le futur. Parce qu’il faut changer le paradigme. Que nos frères et sœurs de l’AES, qui sont des frères et des sœurs à moi, je ne les attaquerai jamais, je ne les critiquerai jamais, mais je pourrais faire des observations, faire des suggestions. J’ai dit : allons ensemble. Je dis : allons ensemble.
Les 15 pays de la Cedeao peuvent aller dans une nouvelle union politique où on respecte tout le monde. Qu’on arrête du point de la gouvernance à dire comment chaque pays doit être gouverné et par qui. C’est fini, ça aussi. L’histoire a tranche sur cette question. Moi j’ai proposé depuis septembre 2023 les assises de la gouvernance en Afrique, pour que les militaires qui sont au pouvoir, des civils qui ont fait des coups d’État constitutionnels pour rester au pouvoir et ceux qui sont élus «démocratiquement», que tous se réunissent dans une salle. Qu’on se parle en tant que frères africains. Ça suffit les critiques, les blâmes… Si ça pouvait régler les problèmes de l’Afrique, ça les aurait réglés. Il est donc temps de tourner la page et de bâtir un nouvel avenir pour le continent.
L’Essor : Monsieur le ministre, vous avez parlé de débat au sein de la Cedeao. Que ce soit la Cedeao avec l’AES, il faut que tout le monde se parle, il faut le débat. Alors, on est dans un forum géopolitique, où on parle de la marche du monde en termes d’action, où on parle de la marche du monde en termes de débat. Est-ce que l’Afrique a sa place dans ce débat ? Ou est-ce que l’Afrique a sa place dans cette action de marche ?
Cheick Tidiane Gadio : En vérité, on est naturellement exclus des grands dossiers du monde et des grands débats du monde. On est exclus par les autres acteurs. Mais le drame maintenant, c’est que nous aussi on contribue à notre exclusion. C’est-à-dire que quand ce débat-là commence, on ne nous entend pas. Parce que nos dirigeants sont occupés à autre chose. Ils sont occupés à gérer des pays en crise. Ils sont occupés à gérer l’économie parfois pour leurs propres comptes et leurs propres clans, leurs propres familles, etc. C’est ça le drame de l’Afrique, la géopolitique du monde. Depuis 2002, je me bats pour que l’Afrique fasse partie de ce qu’on appelait les World Global Players, les acteurs mondiaux les plus essentiels qui déterminent la marche du monde.
On ne nous a pas écouté. Les gens ont continué, on préfère avoir le Sénégal par-ci, la Gambie par-là, le Mali par-là, la Guinée par-là. Est-ce que la Guinée, la Gambie, le Sénégal, le Mali, chacun d’entre eux peut prétendre un statut de puissance mondiale ? Non. Mais réunis ensemble, par exemple dans l’espace ouest-africain, sur est 400 millions d’habitants, d’immenses ressources, soit, pétrole, gaz, sur a tout, sur a quasiment tout, zircon, bauxite, etc. Café, cacao, vous réunissez tout ça dans une même économie, dans une même entité, mais quand on va élever la voix, tout le monde va se taire et nous écouter. Mais nos dirigeants ne sont pas prêts pour ça. Il faut leur parler, il faut qu’ils agissent et qu’on élise aussi des panafricanistes, des fédéralistes africains à la tête de nos États. Ça, c’est extrêmement important.
L’Essor : Dernière question. On est ici au forum Medays, c’est un rendez-vous du débat mondial, du débat géopolitique mondial, des relations internationales. Comment est la voix de l’Afrique ici, au bord de la Méditerranée ?
Cheick Tidiane Gadio : Une grande voix et je salue et félicite le Royaume du Maroc, par la volonté de sa Majesté, que je considère comme étant un grand panafricaniste. Toutes ses actions au plan du secteur privé, au plan des initiatives, des déplacements, sa Majesté a toujours regardé vers le sud et privilégié l’Afrique. Et c’est ce qu’on appelle sa profondeur africaine, la profondeur africaine du Maroc. Et aujourd’hui, nous nous retrouvons ici à débattre de ces questions. Féliciter aussi l’Institut Amadeus et notre frère Brahim Fassi Fihri pour l’excellent travail qu’ils font en termes d’innovation, d’idées courageuses, etc. Et on se retrouve dans un forum qui n’envie rien à aucun grand forum du monde. Franchement, il faut que les Africains soient fiers de ce grand forum de Tanger. Il faut que ça continue, il faut que ça produise aussi des résultats.
Alors maintenant, comment faire pour que ce qui sort d’ici soit transcrit sous forme de notes de synthèse et de notes confidentielles et confiées à nos dirigeants, à nos décideurs politiques. Parce que si les réflexions restent dans ces salles ici, chacun rentre chez soi et la vie reprend son cours, on est un peu frustré.
On a entendu des choses magnifiques sur l’intégration africaine, ce qu’il faut changer, les questions de souveraineté, le fait qu’on est en train de redessiner la carte du monde et des puissances, des puissances moyennes. On ne voit nulle part l’Afrique. On a des idées sur comment faire pour que l’Afrique soit visible. Qu’elle prenne son destin en main, prends ses ressources en main, valorise sa jeunesse, valorise ses femmes et aille de l’avant. Sur tout ça, on a des idées, mais ces idées doivent sortir des salles de conférences, j’allais dire des salles obscures, tamisées, lumières, etc. Il faut qu’on aille plus loin que ça.
L’Essor : Et comment se porte l’Institut panafricain des stratégies ?
Cheick Tidiane Gadio : Justement, dans ma façon de parler, dans mes réflexions, vous voyez que nous travaillons très dur. Nous restons un institut panafricain, panafricaniste, absolument dévoué à 200% à la renaissance africaine, à l’unité africaine. Vous savez que nous devons au Mali notre création. C’est quand les djihadistes sont partis de la Libye, ont fait la jonction avec un mouvement indépendantiste et ont envahi le Mali, que nous nous sommes levés pour dire pourquoi on n’a pas de Think tank panafricain capable de réfléchir et d’accompagner. le Mali.
Donc nous et le Mali, c’est une histoire fusionnelle, une histoire d’amour et le fait que je crois que le Mali, en tout cas en Afrique de l’Ouest, c’est là où bat le cœur de l’Afrique , perdre le Mali ou ne pas contribuer à sauver le Mali, c’est perdre toute l’Afrique de l’ouest à mon avis, nos fondements culturels, notre passé, notre histoire et notre futur. Il est donc important que nous travaillions tous avec le Mali. Que le Mali soit le pays qui a toujours été un pays de lumières, de connaissances, des grands manuscrits. Donc, le Mali est essentiel, comme je le dis de la République démocratique du Congo (RDC) en Afrique centrale. Le cœur de l’Afrique bat aussi à RDC comme il bat en Afrique.
Propos recueillis par