Les nouveaux défis de la politique africaine de la France
Entretien avec Alain Antil, directeur du Centre Afrique subsaharienne de l’Ifri
Par Christine Holzbauer, à Paris (*)
Auditionné le 13 décembre par la Commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, le directeur du Centre Afrique subsaharienne de l’Ifri, Alain Antil, s’inquiète de l’expansion des foyers djihadistes implantés dans le Sahel central ainsi que de l’affaiblissement des pouvoirs civils dans la région. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, Il revient sur les succès et échecs de la politique française au Sahel et des changements géopolitiques qui y ont lieu, parmi lesquels la création de l’Alliance des Etats du Sahel (AES). Un entretien à la une de DIFA 5.
Lors de votre audition, vous avez dénoncé l’incapacité de l’exécutif français à lire un certain nombre de signaux en provenance des Etats du Sahel qui se sont traduits par une succession de coups d’Etat. Comment l’expliquez-vous ?
Effectivement, des chercheurs sahéliens et français ont relayé ces signaux. Des analyses internes au ministère des Affaires étrangères et des rapports parlementaires sont venus les compléter. Pourquoi ces signaux n’ont-ils pas été perçus au sommet de l’Etat ? Mystère… Concernant les coups d’états, il ne faut toutefois pas sombrer dans la paranoïa en pensant que chacun d’entre eux est un acte contre la France. C’est d’abord un échec des dirigeants en place en ce qui concerne le Mali, le Burkina Faso et le Niger. Ensuite, les coups d’états en Guinée et au Gabon n’ont pas, au moment où nous parlons, de coloration anti-française. Il faut aussi rappeler que la dégradation des relations avec le Mali s’est faite après ce qu’on a appelé « le coup d’État dans le coup d’État », au printemps 2021. Le président Paul-Henri Sandaogo Damiba n’était pas particulièrement antifrançais.
La remise du rapport Fuchs Tabarot en novembre sur la relation entre la France et l’Afrique a fait couler beaucoup d’encre. Ce regain d’intérêt des parlementaires français à l’égard de l’Afrique arrive-t-il trop tard ?
Il y a eu ces dernières années, tant sur la politique africaine de la France que sur l’opération Barkhane, différentes réunions au Sénat comme à l’Assemblée nationale. Le problème, c’est que les rapports parlementaires pèsent peu sur l’exécutif qui -et c’est encore plus vrai sur les questions de politique étrangère les ignore superbement. La cinquième république porte en elle une concentration importante des pouvoirs autour de la personnalité du chef de l’état. C’est donc de la responsabilité de l’Elysée de rester ouvert à une pluralité d’analyses, y compris quand celles-ci ne confirment pas la réflexion ou les intuitions qui ont présidé à l’établissement de la ligne politique.
Quelles sont les principales leçons que la France devrait en tirer, à l’avenir, pour sa politique africaine ?
Lors de l’opération Barkhane, la France s’était mise en première ligne au Mali, se substituant parfois à une armée malienne défaillante. Cela a trop exposé politiquement l’armée française qui, bien qu’accueillie comme armée de libération en 2013, a été de plus en plus mal perçue par l’opinion publique malienne. La présence ou les futures interventions devront intégrer ces notions de durée et d’exposition politique.
La compétition accrue de la Russie et d’autres Etats comme la Chine, la Turquie, voire l’Allemagne remet-elle en cause la présence française à plus long terme ?
D’abord, il faut souligner que la présence économique française s’est largement diversifiée au delà de son pré-carré traditionnel. Moins de 1 % des échanges commerciaux français se font avec les pays des zones francs. Ensuite, l’Afrique a évolué depuis les années 80. Pour de nombreux pays francophones, la France était le premier investisseur, le principal partenaire commercial, le premier bailleur d’APD et le pays avec lequel on était lié par un accord de défense. Partant de cette situation de quasi monopole, la position de la France ne pouvait que s’effriter. Parce que, aussi, au début du XXIème siècle, de nombreux pays ont développé des politiques africaines. Les compétiteurs sont aujourd’hui beaucoup plus nombreux. Toutefois la France reste un partenaire important du continent, elle perd de l’influence dans certains pays mais nouera de nouveaux partenariats dans d’autres.
Vous insistez beaucoup sur la dégradation sécuritaire dans les états putschistes. Pourtant, l’entrée de l’armée malienne à Kidal le 14 novembre a été saluée comme une victoire. Ces efforts vous paraissent-ils vains ?
Non, aucun n’effort n’est vain, même si ces états sont dans des situations jugée « existentielles » par les plus hautes autorités de ces pays. La base de données ACLED montre que le nombre d’attaques et le nombre de morts a continué à augmenter. Au Burkina Faso, plus de 10 % de la population est en situation de déplacement interne. C’est vrai que la reconquête de Kidal a été un succès militaire et un très grand succès politique pour la junte malienne. Il ne faut pas sous-estimer la portée politique de cet événement, aux yeux de beaucoup de Maliens, le colonel Assimi Goïta a contribué à laver l’honneur de son armée et à reconquérir la seule capitale régionale qui échappait encore au contrôle de l’état malien.
Seulement, depuis le début septembre 2023, de nombreuses attaques des groupes salafistes jihadistes mais aussi de ce qu’on appelle les « groupes signataires » se sont produites contre des casernes de l’armée malienne. La communication officielle malienne a tendance à maquiller ces événements en affirmant que les FAMA ont réussi à « repousser » les attaques. Mais en réalité, l’objectif des assaillants n’est pas de conquérir des bases de l’armée malienne mais de se fournir en armes, en munitions et en véhicules. La prise de Kidal, d’un point de vue militaire, est donc l’arbre qui cache la forêt.
D’un point de vue politique, l’état malien ne sent plus obligé par l’Accord d’Alger, d’où la prise d’armes de certains groupes signataires, mais il n’a pas proposé d’alternative politique à cet accord. Il est vrai qu’au Burkina Faso comme au Mali, les états tentent de mobiliser des ressources internes pour financer l’effort de guerre. C’est un processus difficile, mais ce sont dans ces moments-là que l’on fait nation. Un processus qu’il ne faudrait toutefois pas gâcher par une rhétorique pointant régulièrement du doigt certaines communautés. De qui exactement parle le Capitaine Traoré quand il mentionne des apatrides ?
Les autorités militaires burkinabé ont annoncé le 23 novembre vouloir récupérer leur pleine souveraineté sur la production d’or du pays. Qu’en pensez-vous?
En ce qui concerne le raffinage de l’or burkinabé, tout ce qui ira dans le sens d’une transformation des matières première sur les territoires sahéliens va dans le bon sens. Idem pour la découverte de lithium ou la construction d’un centrale nucléaire russe. Mais méfions-nous des effets d’annonce. Je me rappelle que lors de la visite du Président Doumbouya à Bamako il y a 18 mois, Assimi Goïta avait annoncé le lancement de la construction d’un chemin de fer Bamako-Conakry dont nous attendons encore l’inauguration du premier kilomètre.
Fallait-il réagir au coup d’État militaire au Niger avec autant de sévérité ?
L’épisode nigérien est un cas d’école de ce qu’il ne faut pas faire en diplomatie. Côté français, on a mis en avant les valeurs et la défense de la démocratie. Mais, même les plus louables intentions doivent être soumises au filtre d’une intelligence situationnelle. Car il y a deux problèmes majeurs : le premier, c’est que la junte ayant renversé un président élu qui n’avait pas démérité sur les questions économiques comme sécuritaires, elle partait avec un déficit de légitimité qu’elle a comblé par un discours souverainiste et anti-français.
En se mettant en première ligne des critiques et des condamnations, Paris a donc involontairement offert de l’oxygène politique aux putschistes, alors qu’il aurait été plus judicieux de rester en retrait. La CEDEAO, l’UEMOA et l’UE avaient déjà pris des positions très dures à l’égard du coup d’État au Niger. Le second c’est que la diplomatie française, suite à des déclarations présidentielles mal calibrées, a donné l’impression de vouloir se lancer dans un bras de fer avec les putschistes. Or, un bras de fer, c’est fait pour être gagné. Ce qui n’est pas le cas. Le départ sans gloire de la France du Niger a terni son image en Afrique, mais aussi chez ses alliés américains et européens.
Que pensez-vous de la décision du Niger de se retirer de l’OIF ?
Je trouve cette décision très dommageable d’autant que le Niger est l’un des états fondateurs de l’Organisation internationale de la francophonie. Cela dit, l’affirmation du souverainisme chez les putschistes semble passer par le largage des amarres avec les organisations régionales et la francophonie. Nous verrons s’il s’agit de posture, de tartufferie, ou de lignes politiques plus durables…
Enfin, concernant les sanctions de la CEDEAO et de l’UEMOA, certaines me paraissent très cruelles et politiquement contreproductives. Bloquer la frontière d’un pays enclavé et contribuer ainsi au renchérissement de la vie de l’un de pays des plus pauvre du monde, c’est contribuer à éprouver des populations déjà fortement fragilisées.
Que faut-il penser du « G3 Sahel » suite à l’Alliance défensive signée par le Mali, le Burkina Faso et le Niger ?
La naissance de l’Alliance des Etats du Sahel (AES) scelle définitivement la fin d’un G5 Sahel qui n’a pas fait la preuve de son efficacité. Certains discours font plus ou moins explicitement allusion à une confédération. Le premier ministre Apollinaire Joachim Kyélem de Tambela avait proposé aux Maliens, début 2023, une « fédération » entre son pays et le Burkina Faso. Une coopération renforcée avec le Niger, sous sanction et ostracisé comme les deux autres, est probable. Les colonels maliens ont déjà joué les entremetteurs avec les autorités russes pour y parvenir. Les trois juntes déclaraient, le 28 janvier dernier, leur retrait « sans délai » de la CEDEAO, et plusieurs annonces publiques se faisait écho du désir de sortir de la zone franc CFA et de créer une monnaie commune. Mais la coopération militaire reste, pour l’instant, limitée (prêt d’avion et de drone lors de la prise de Kidal – appui aérien malien lors d’une opération terrestre de l’armée burkinabè). Nous avons surtout affaire, pour l’instant, à l’addition de trois faiblesses.
Diriez-vous que le Nigéria avec le Bénin sont, aujourd’hui, les Etats les plus à risque dans cette partie du Sahel ?
Pour le Nigeria, c’est une chose entendue depuis maintenant de longues années, puisque le phénomène Boko Haram est ancien. D’autres conflits comme le banditisme armé au NordOuest et des conflits locaux entre éleveurs et agriculteurs dans de nombreux états de la confédération prospèrent sur le territoire. Le Bénin est, parmi les pays du Golfe de Guinée, celui où le salafisme djihadiste est le plus ancré ; alors que le Togo et la Côte d’Ivoire sont touchés par le phénomène sur des fractions beaucoup plus restreintes de leur territoire. Sans vouloir jouer les haruspices, des pays comme le Sénégal, la Mauritanie, la Guinée Conakry et le Ghana ont raison d’être particulièrement vigilants, notamment à leur frontière malienne ou burkinabè.
in. https://www.financialafrik.com/2024/03/13/les-nouveaux-defis-de-la-politique-africaine-de-la-france/
(*) Christine Holzbauer
Christine Holzbauer sillonne l’Afrique de l’Ouest et du Centre depuis plus de quinze ans. Elle a d’abord été basée à Bamako puis à Dakar en tant que correspondante régionale de grands journaux français. Depuis son retour à Paris, elle travaille comme reporter et envoyée spéciale sur tous les évènements d’envergure concernant l’Afrique.