Contre La sansure

Déni ou résilience ? À Philadelphie, des Africains indifférents aux menaces de Trump

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Dans le quartier africain de Philadelphie, les habitants ne semblent pas effrayés par le programme migratoire de Donald Trump et sa menace de déportations massives. Occupés à développer les petits commerces d’“Africatown”, ils se sentent protégés dans cette ville de la côte est des États-Unis, à la politique protectrice à l’égard des migrants. 

Le long de Chester avenue, dans le sud-ouest de Philadelphie, une échoppe aux couleurs vives attire l’œil. À l’intérieur, un dédale de couloirs et d’escaliers mène à de petits bureaux, une salle de réunion, une clinique et même un studio de musique. Sur un canapé, Mohammed, fraîchement arrivé du Mali avec un visa touristique, est venu demander de l’aide pour obtenir une carte d’identité. À l’étage, une jeune immigrée demande une assistance juridique.

« Ici nous concentrons toute l’aide nécessaire en un seul lieu, c’est un magasin tous services », plaisante Voffee Jabatee, fondateur de l’ONG Acana (African Cultural Alliance of North-America).

L’organisation de ce travailleur social, arrivé du Liberia il y a une trentaine d’années, est devenue un lieu incontournable d’Africatown, quartier noir de Philadelphie, qui concentre sur six kilomètres la plus importante communauté africaine de cette ville de l’est des États-Unis.

Fresque de l'artiste Walé Oyéjidé, symbolisant la bonne entente entre les Afro-Americains et les Africains, dans le quartier Africatown, de Philadelphie.
Fresque de l’artiste Walé Oyéjidé, symbolisant la bonne entente entre les Afro-Americains et les immigrés africains, dans le quartier Africatown, de Philadelphie. © David Rich

 

Intégration vertueuse

« Notre travail est de faciliter l’assimilation des communautés et créer des opportunités professionnelles, tout en y incorporant des éléments des cultures africaines », souligne Musa Trawally, l’un de ses collaborateurs, qui aide les habitants à obtenir des financements pour lancer leurs affaires. Cuisine mauritanienne, spécialités sénégalaises, couture, vente de tissus africains… Ces dernières années, les commerces ont poussé comme des champignons dans le quartier, suscitant l’intérêt des pouvoirs publics et des investisseurs.

Voffee Jabatey et Musa Trawally dans les bureaux de l'Acana, à Africatown.
Voffee Jabatey et Musa Trawally dans les bureaux de l’Acana, à Africatown. © Lara Bullens

 

L’organisation Acana défend un modèle d’intégration vertueux par lequel elle œuvre à donner une nouvelle image de la communauté africaine.

Une démarche aux antipodes de la vision du président élu Donald Trump, qui estime que les migrants représentent une menace majeure pour la sécurité de son pays. En 2018, lors d’une réunion sur l’immigration, il avait qualifié Haiti et les pays africains de “pays de merde”. Des propos fermement dénoncés par l’Acana, comme le rappelle un communiqué affiché en grandes lettres sur une porte de leurs bureaux.

Acana "dénonce les remarques du président Donald Trump sur les Africains" peut-on lire sur la porte d'un bureau de l'organisation.
Acana « dénonce les remarques du président Donald Trump sur les Africains » peut-on lire sur la porte d’un bureau de l’organisation. © Lara Bullens

 

Réélu pour un second mandat, le nouveau président a promis de frapper fort en organisant des déportations massives d’immigrés clandestins dès le premier jour de sa présidence.

Même pas peur

S’il concède volontiers ne pas avoir soutenu le candidat républicain, Voffee Jabatee ne semble pas pour autant inquiet. « Le problème de Trump c’est qu’il ne comprend pas les dynamiques de l’immigration. Il ne pourra pas juste aller chercher des migrants illégaux et les déporter car ils sont partout ! » Dans le quartier, les commerçants semblent eux aussi porter peu de crédit aux menaces du président élu. « Ça, c’est les paroles de politiques. Ça va arriver ? Je ne pense pas et je ne souhaite pas que ça arrive », confesse Abderrahmane Diop, restaurateur mauritanien, arrivé aux États-Unis il y a plusieurs décennies et désormais citoyen américain.

Lui estime qu’il faut lire entre les lignes et que ce sont les criminels que Donald Trump compte déporter. « De toute façon c’est Dieu qui nous protège » conclut-il.

Dans son restaurant, le "African small pot", Abderrahmane Diop conserve au mur la photo de son ancien patron, un restaurateur italien, aujourd'hui décédé.
Dans son restaurant, le « African small pot », Abderrahmane Diop conserve au mur la photo de son ancien patron, un restaurateur italien, aujourd’hui décédé. © David Rich

 

Fati Lafia Soumaila, couturière béninoise, « n’a pas du tout peur ». Elle se confie : « Je travaille et je suis les règles ». Cette patronne d’un petit magasin de vêtements et de produits importés est pourtant dans une situation précaire : elle a obtenu un permis de travail temporaire en attendant l’aboutissement de ses démarches pour obtenir une carte verte.

Elle affirme ne rien avoir contre Donald Trump pour qui elle aurait même pu voter, laisse-t-elle échapper, refusant ensuite de poursuivre. « Ce sont des choses privées, je ne veux pas en parler. » Le président américain a pourtant promis de durcir le droit d’asile, ainsi que les conditions d’octroi des permis de travail.

Fati Lafia Soumaila vend des vêtements africains et des produits alimentaires dans sa petite boutique, à Africatown.
Fati Lafia Soumaila vend des vêtements africains et des produits alimentaires dans sa petite boutique, à Africatown. © David Rich

 

Quelques mètres plus loin, Abbygale Bloomfield livre des pistes susceptibles d’expliquer la relative mansuétude, dont Donald Trump semble bénéficier dans le quartier. La patronne du restaurant “Kingston 11” fréquente assidument l’une des églises évangéliques du secteur. « Chez certains, en particulier les plus religieux, le discours d’ouverture des démocrates sur l’homosexualité et les personnes trans provoque une opposition farouche. Cette question passe avant l’immigration ou même l’économie. »

Arrivée à 5 ans de la Jamaïque, la jeune femme a grandi dans ce quartier. « Dans les années 90, la plupart des commerces appartenaient à des asiatiques. Maintenant, ils appartiennent à des Africains, qui se sont installés ici », explique-t-elle. Abbygale Bloomfield voit d’un bon œil le développement d’Africatown et de ses commerces africains. Elle estime néanmoins que l’insécurité demeure trop présente dans ce quartier populaire.

Ville sanctuaire

Vue de l’extérieur, Africatown s’apparente à une petite bulle communautaire éloignée des débats politiques, qui ont si durement agité le pays durant la campagne. Mais si les immigrés s’y sentent autant en sécurité c’est aussi grâce au statu de ville sanctuaire de Philadelphie. « Les Africains viennent ici le plus souvent pour rejoindre des proches et parce que la ville a une politique accueillante pour les immigrés » souligne Musa, de l’organisation Acana.

Cette politique, qui limite la collaboration entre les autorités locales et les services d’immigration, a été introduite par l’ancien maire démocrate Michael Nutter, puis renforcée par son successeur Jim Kenney. À Philadelphie, la police ne contrôle pas le statut des immigrés, afin de créer un climat de confiance et qu’ils puissent signaler des crimes. Elle n’avertit pas non plus les services d’immigration de la libération de détenus en situation irrégulière, sauf dans certains cas de crimes graves avec violence.

En 2017, Donald Trump avait menacé de supprimer 1,5 million de dollars de subventions fédérales à la ville de Philadelphie pour forcer les autorités à renoncer à la politique de ville sanctuaire, les accusant de protéger des criminels. Le maire Jim Kenney avait alors porté plainte contre le Département de la justice et obtenu gain de cause devant la justice fédérale, qui avait jugé la mesure de Donald Trump anticonstitutionnelle. Le président élu a affirmé qu’il remettrait sa menace à exécution lors de son second mandat.

Ces dernières semaines, plusieurs organisations de défense des migrants, principalement hispaniques, ont manifesté dans la ville réclamant de la part des autorités locales un engagement à renforcer la politique de protection des sans-papiers. Des militants ont également réclamé à Joe Biden la fermeture des trois centres fédéraux de détention de migrants, présents dans la ville, dont ils craignent que Donald Trump fasse usage pour mettre en action sa menace de déportations massives.

 

« Certains à Philadelphie s’interrogent sur la volonté de la maire actuelle de résister aux attaques de Donald Trump sur les questions migratoires”, explique Camille Kamkaing, un travailleur social camerounais de l’organisation Africom, basée à Africatown.

En janvier 2024, Cherelle Parker a pris la suite de Jim Kenney. Première femme élue à ce poste, noire et issue d’un quartier difficile, la nouvelle maire a bénéficié d’un fort soutien au sein de sa communauté. Mais sur les questions migratoires, elle est jusqu’ici plus discrète que son prédécesseur. « Certains pensent que ce silence est évocateur et que la question migratoire n’est peut-être pas sa priorité, c’est pourquoi ils manifestent », souligne Camille Kamkaing.

Le fondateur d’Arcana se veut, quant à lui, plus optimiste. « Donald Trump parle beaucoup mais le diable est dans les détails et il ne pourra pas défaire les lois migratoires de Philadelphie », rappelle Voffee Jabatee. « Ces procédures ne se font pas du jour au lendemain et lui n’est là que pour quatre ans. »

Plus déterminé que jamais, le fondateur d’Acana compte accélérer ses efforts pour faire rayonner la communauté africaine de Philadelphie. Il doit prochainement déménager ses bureaux dans un grand complexe flambant neuf, actuellement en construction, nommé Africa Center.

Ce projet, soutenu par la ville et doté d’un budget faramineux de 23 millions de dollars, sera la vitrine d’Africatown, explique Voffee Jabatee, qui nourrit pour son quartier une ambition sans limite. Il y voit déjà les touristes affluer en nombre pour découvrir la petite Afrique de Philadelphie.

L'équipe d'Acana inspecte le chantier de l'Africa Center, première institution africaine du quartier, dont la construction doit s'achever en 2026.
L’équipe d’Acana inspecte le chantier de l’Africa Center, première institution africaine du quartier. © David Rich

 

Par : David RICH et Lara BULLENS

Source: https://www.france24.com/fr/ameriques/20250117-deni-resilience-philadelphie-africatown-africains-indifferents-menaces-immigration-trump

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