Contre La sansure

Discours antimigrants en Tunisie : « Une façon de faire oublier les problèmes du pays »

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En Tunisie, plus de 3 000 personnes ont manifesté contre le président Kaïs Saïed, samedi, alors que la répression se durcit et que les cas d’agressions contre des ressortissants d’Afrique subsaharienne se multiplient. Pour Vincent Geisser, chargé de recherche au CNRS, spécialiste du Maghreb, Kaïs Saïed cherche à se déresponsabiliser de la crise sociale et politique que traverse le pays.

« Liberté, liberté, à bas l’État policier », « stop à l’appauvrissement », des milliers de personnes ont marché à Tunis, samedi 4 mars, à l’appel du principal syndicat du pays, l’UGTT, qui a appelé le président Kaïs Saïed à accepter « le dialogue ».

Cette manifestation intervient après des semaines d’arrestations visant des opposants notoires au chef de l’État, dans le cadre de la première vague de répression majeure depuis qu’il s’est emparé de la plupart des pouvoirs, à l’été 2021. Les manifestants ont également dénoncé les agressions contre les ressortissants subsahariens de ces derniers jours ayant fait suite à un discours du président, le 21 février, contre l’immigration clandestine.

Le point sur la situation avec Vincent Geisser, chargé de recherche au CNRS, spécialiste du Maghreb.

France 24 : Dans quelle mesure les manifestations contre le président Kaïs Saïed peuvent-elles avoir un poids 

Vincent Geisser : Ces manifestations ont pour objectif de montrer que la rue appartient aux Tunisiens dans un contexte de répression. C’est aussi une façon de maintenir un rapport de force pacifiste avec le président et de ne pas le laisser contrôler l’espace public. Actuellement, les milieux militants se retrouvent sous surveillance. Ils ne veulent pas revivre le traumatisme de la dictature de Ben Ali [ex-président de 1987 à 2011, NDLR] où l’on ne pouvait pas manifester. Ils veulent se dire qu’il y a un acquis de mobilisation au-delà de la répression et des arrestations.

En appelant Kaïs Saïed au « dialogue », l’UGTT, qui veut représenter l’ensemble de la société tunisienne au-delà des salariés, croit à une solution pacifiste, là où le président est plutôt tenté de répondre par la répression. Malheureusement, la campagne d’arrestations massive des opposants, journalistes et ONG va continuer. Et je ne suis pas sûre que la mobilisation incite les citoyens lambdas à rejoindre le mouvement. La peur revient en Tunisie.

Enfin, il ne faut pas négliger la part de Tunisiens qui pensent que le président a raison, notamment sur ses prises de position à l’encontre des migrants. Une certaine partie de la population s’est faite complice en dénonçant des personnes en situation irrégulière, d’où les arrestations et les agressions subies par de nombreux Subsahariens.

Comment expliquer l’arrivée du discours de grand remplacement en regard du contexte politique tunisien 

Depuis le coup d’État du 25 juillet 2021, le président Kaïs Saïed est dans une rhétorique conspirationniste et complotiste, avec une obsession de l’ingérence étrangère et de Tunisiens qui seraient liés à l’étranger. Il se trouve aussi dans un contexte où ses interlocuteurs, à l’échelle européenne, font pression sur la Tunisie pour freiner l’immigration clandestine.

Ensuite, Kaïs Saïed se fait le relais et le principal instigateur d’un racisme populaire, anti-Noirs et anti-Africains qui existe depuis de nombreuses années. Au sein du système politique tunisien, la libération de la parole raciste s’est par exemple illustrée par des députés qui s’en prennent à des collègues dans l’Hémicycle. Il y a une vraie banalisation de la parole raciste depuis la révolution tunisienne de 2011.

À l’époque de Ben Ali [président de 1987 à 2011, NDLR], il y avait du racisme et de la xénophobie, mais la parole était très verrouillée. La seule différence aujourd’hui, et ce qui est inédit, c’est que le premier personnage de l’État en fait un discours ouvertement raciste, fondée sur la théorie du grand remplacement.

Kaïs Saïed a combiné ce discours sécuritaire à un discours à forte connotation identitaire. Il insiste sur la défense de la « tunisianité », c’est-à-dire une pureté tunisienne qui serait menacé par l’Afrique, sur l’idée qu’il y aurait un complot migratoire. Il est dans le fantasme du « vrai » Tunisien. Cela ne vaut pas que pour les Subsahariens. Par exemple, il pense que les homosexuels ne sont pas de « vrais » Tunisiens.

Quel sont les enjeux principaux derrière cette séquence politique 

C’est une façon de faire oublier les problèmes sociaux et économiques du pays. Les gens ont besoin de désigner des bouc-émissaires. Les anciens députés sont notamment accusés de ruiner le pays, le puissant syndicat UGTT fait l’objet de vives critiques, et les médias qui vont à l’encontre de ce que dit le chef de l’État sont considérés comme liés à l’étranger. De même, il a actionné cet imaginaire raciste et xénophobe pour se déresponsabiliser de la crise sociale et politique dont il est finalement responsable, sa première ministre et ses ministres n’ayant aucune marge de manœuvre.

Mais il est important de noter que ce n’est pas seulement un coup politique, un dérapage ou un discours temporaire. La diplomatie tunisienne n’a rien fait pour calmer les choses. Même à l’époque de Ben Ali, il y avait des tentatives de rattrapage. Ici, c’est une ligne forte de la politique de Kaïs Saïed. S’il ne donne plus d’horizons politique, économique ou social, il explique quotidiennement que les problèmes viennent des étrangers. C’est devenu un élément fondamental de sa politique. Il est persuadé que la Tunisie est victime d’un complot mondial.

On n’est pas simplement dans un effet de manche, dans une volonté de diversion, mais dans une pratique politique bien ancrée dans la logique présidentielle. Mais en faisant tout cela, le président se décrédibilise de plus en plus. Il participe encore à l’isolement de la Tunisie et à une rupture de dialogue entre pays arabes, Europe, États-Unis, et l’Afrique.

Texte par : Barbara GABEL

In. https://www.france24.com/fr/afrique/20230304-discours-antimigrants-en-tunisie-une-façon-de-faire-oublier-les-problemes-du-pays

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