Journalistes exilés: malgré la contrainte et les menaces, continuer à informer de l’étranger
À l’occasion du « Forum médias et développement » organisé par CFI à Paris jusqu’au 13 juillet, trois journalistes exilés en France racontent comment l’exercice de leur métier loin de leur pays d’origine est possible. Entre obstacles financiers et pressions sur leur réseau de correspondants, ces reporters relèvent au quotidien un nombre considérable de défis, poussés par la volonté inflexible de livrer une information libre et vérifiée.
Ils viennent du Mali, de l’Érythrée et de l’Iran. Tous trois, à des dates et dans des circonstances différentes, ont fui leur pays pour leur sécurité, en raison des menaces qui pesaient sur eux et sur leur fonction de journaliste.
Arrivé en France le 1er septembre 2022, Malick Konaté, journaliste reporter d’images malien, est le fondateur d’une chaîne d’information en ligne, Horon TV, qui couvre l’actualité malienne. « En tant que journaliste au Mali, je m’intéressais beaucoup plus au nord du pays pour rencontrer la population de cette zone et raconter leur vision de l’actualité, leur quotidien, qui est bien différent de celui de nos compatriotes qui vivent à Bamako. Sauf que pour beaucoup, dès qu’on donne une information différente de celle qui provient des médias de la capitale, les informations sont erronées et manipulées par l’Occident », atteste le Malien.
Très présent sur les réseaux sociaux pour commenter l’actualité, ce dernier est continuellement accusé par des « cyber-activistes » en ligne d’être « apatride, un espion, un ennemi à abattre, et payé par l’Occident pour déstabiliser le pays », rapporte-t-il. Face aux menaces perpétrées à son encontre et les appels à l’assassiner, Malick Konaté a été contraint de quitter le Mali, d’abord pour le Sénégal, puis pour la France, d’où il continue à alimenter son média pour ses concitoyens.
De leur côté, Biniam Simon et Rooh Savar sont journalistes exilés en France depuis bien plus longtemps. Le premier, originaire de l’Érythrée, est reporter depuis 1992. Alors que son pays obtient son indépendance en 1993, il contribue à mettre en place la première télévision nationale, avant de vivre un désenchantement brutal. « Dès que le pays est devenu une dictature, chaque petite erreur commise à la télé, même technique, était perçue comme une position politique. Les autorités nous convoquaient en permanence », retrace-t-il. En 2006, alors qu’il assiste à un séminaire au Japon, Biniam Simon comprend qu’il est préférable de ne jamais revenir en Érythrée, au risque de se faire arrêter et emprisonner, à l’image des « quatorze journalistes de son ancien service ». Il se rend alors en France, et fonde, avec l’aide de Reporters sans frontières (RSF), la seule radio érythréenne indépendante au monde, Radio Erena, en tigrinya, anglais et arabe.
Rooh Savar a une histoire très similaire. Un des initiateurs de la contestation populaire iranienne sur les réseaux sociaux en 2009, baptisée « mouvement vert », ses activités lui ont valu d’être arrêté à maintes reprises, avant de n’avoir d’autre choix que de quitter l’Iran pour Paris, où il a obtenu l’asile. Pour cause, en 2023, d’après le classement annuel de RSF sur la liberté de la presse, l’Iran figure à la 177ᵉ place sur 180 pays. Une fois en France, le journaliste iranien lance un blog en 2011 sur Rue89, puis une newsletter intitulée Lettres persanes.
Faire appel à un large réseau pour vérifier les informations à distance
Mais alors comment continuer à informer depuis l’étranger, tout en vérifiant les renseignements que l’on partage, et en restant intègre dans sa façon de traiter l’actualité ? Pour répondre à ces questions, les trois journalistes ont fait le choix de multiplier les sources fiables sur place et de développer leur réseau. « Grâce à mes voyages au Mali pour des reportages, j’ai établi des contacts dans chaque localité, explique Malick Konaté. Quand un internaute m’envoie une information ou une vidéo, j’appelle mes sources sur place pour vérifier et recouper chaque info. » Le reporter relève par ailleurs un bénéfice à l’exil, lui qui évitait de parler de l’armée ou de sujets trop sensibles quand il était au sein du pays : « une plus grande liberté pour traiter tous les sujets. »
Rooh Savar a quant à lui misé sur « un algorithme de détection de tendances des sources d’information, des blogs, des journaux, des sites officiels, qui permet de croiser les informations et d’en tirer des conclusions basées sur la data. » Pour l’Iranien, garder un sens de la réalité de son pays d’origine a été l’un des défis majeurs. « Au départ, j’avais une double casquette de journaliste et d’activiste. Mais j’ai réalisé que je commençais à faire des spéculations sur la situation politique en Iran, plutôt que de partager vraies informations sur ce qu’il se passe. »
Biniam Simon se repose, lui, sur une quinzaine de correspondants dans les zones proches de l’Érythrée, mais avant tout sur des informateurs au sein du pays. Une fois que l’un d’eux envoie une information, le créateur de Radio Erena et son équipe de cinq salariés contactent ensuite l’intégralité de leur réseau pour obtenir leurs perspectives et leurs propres observations.
L’épineuse question des ressources financières
Un des plus grands défis à relever pour ces journalistes exilés qui souhaitent fonder leur propre média : le financement et la rémunération. « Il y a beaucoup de journalistes exilés qui sont accueillis par la France, mais livrés à eux-mêmes par la suite. Sans structures qui accompagnent les journalistes exilés, comme c’est le cas dans d’autres pays, c’est extrêmement compliqué de continuer à faire son métier », assure Rooh Savar.
S’ajoute à cela la complexité de trouver des subventions, qui proviennent parfois de groupes détenant leurs propres intérêts. La radio érythréenne Radio Erena propose des informations gratuites pour tous et survit grâce aux dons. « On essaie d’avoir un modèle économique autonome, mais on se retrouve souvent balloté entre des financements érythréens soit pro-gouvernements, soit pro-oppositions, et c’est parfois dur de rester indépendant », admet son créateur, Biniam Simon.
Une sécurité fragile pour la famille et les sources sur place
Aussi, comment assurer la sécurité de ses sources et de ses correspondants restés sur place, dans des pays où tous les médias sont muselés et censurés ? Pour les trois journalistes, l’anonymisation est une des seules solutions pour protéger leurs collaborateurs. « On fait en sorte que nos informateurs ne se connaissent pas entre eux pour qu’ils ne puissent pas s’accuser les uns les autres s’ils sont interrogés », souligne Biniam Simon. Si Malick Konaté est actif sur les réseaux sociaux et subit des attaques en ligne très fréquentes, ses collègues restés au Mali demeurent très éloignés des plateformes et ne partagent jamais leurs noms, leur opinion ou leur identité.
Même son de cloche pour Rooh Savar. « On garde toutes nos sources anonymes, mais ça peut aussi créer un problème de légitimité et de crédibilité quand on nous demande de justifier nos informations et d’expliquer d’où elles viennent… » Le journaliste iranien se remémore notamment un cas où il a été contraint d’exfiltrer une personne d’Iran sous 24 heures, après la fuite d’informations sur son identité.
Leurs familles respectives et leurs proches demeurent également en danger. Celle de Biniam Simon a été interrogée à répétition par les autorités pour connaître son activité. Rooh Savar ne partage plus rien de personnel en ligne depuis des années. La menace plane toujours autant sur Malick Konaté, dont la photo de mariage a été publiée et a circulé sur les réseaux sociaux, en appelant au meurtre de sa femme. Pour sa sécurité, il a dû la faire sortir de leur pays.
In. https://www.rfi.fr/fr/france/20230713-journalistes-exiles-malgre-la-contrainte-et-les-menaces-continuer-a-informer-de-l-etranger
Image de la UNE : (De gauche à droite) : Les journalistes en exil Biniam Simon, Malick Konaté et Rooh Savar. Un atelier modéré par Catherine Monnet, membre de Reporters sans frontières, à droite. © Louise Huet / RFI